Gérard Fabre, en dépassant le pittoresque

Fictions, Gérard Fabre
Invisible Galerie, Marseille
jusqu'au 5 juillet

Gérard Fabre expose à Invisible Galerie, Marseille, jusqu’au 5 juillet. Sous le titre Fictions sont réunies pour l’occasion diverses productions de l’artiste : dessins, peintures sur toile et papier, sculptures, réalisés entre 2019 et 2025. Ce sera l’occasion de nous interroger sur divers aspects de la production de cet artiste et sur les conséquences pour le regard des visiteurs : pourquoi certains artistes aiment à ne pas s’en tenir à un seul support et qu’est-ce que cette multiple recherche en art apporte au créateur comme aux visiteurs ?

La pratique de la peinture et celle des créations volumiques divergent d’abord par l’emploi de matériaux et d’outils différents, et aussi dans les rapports physiques de l’artiste à ses créations. Bien sûr cela entraine pour le créateur comme pour les regardeurs des statuts esthétiques différents. La peinture offre la pénétration visuelle d’un espace fictif. L’œil invente un parcours de la surface plane à partir des indications disposées dans la présentation allusive de mondes alternatifs. L’objet pictural, par la fiction spatiale qu’il suggère, tend à produire chez le regardeur des effets interprétatifs qui touchent facilement du côté de l’inconscient.         
L’objet volumique, que l’on nomme parfois encore sculpture, bien qu’ici, comme souvent, le travail du créateur n’a pas été de tailler ou enlever des morceaux à un bloc de matière. Nous sommes pourtant ici devant des formes volumiques qui paraissent pleines bien qu’étant en réalité presque vides. Depuis de nombreuses années, Gérard Fabre, après avoir élaboré graphiquement son projet, construit une structure avec des tasseaux de bois avant de passer au remplissage et au surfaçage avec du papier mâché comme d’autres utilisent du plâtre ou de la terre. Cette phase de la genèse de ses créations montre aussi une relation forte à la matière. Ses formes volumiques qui restent pourtant de dimensions modestes, dégagent une réelle puissance. De la plus grande, Pittoresque aux longues jambes, 189x94x77 cm, émane sur ses trois pieds une forte présence. Cette sculpture conduit le spectateur attentif vers l’expression d’une création perçue comme onirique et poétique. Le caractère massif de certaines autres sculptures accrochées aux murs de la galerie, telle Pittoresque 2024 (139 x106x127 cm), est assoupli par la présence de couleurs subtiles et de détails inattendus, comme des formes évoquant des ruines dans la partie haute. C’est ainsi que l’on peut entendre l’ambiguïté de cet intitulé Pittoresque commun à plusieurs œuvres. Les volumes ne sont pas juste des idées représentées mais des présences physiques. Chacun apporte sa spécificité qui, associée à d’autres, entame de multiples échanges. Les couleurs ajoutées dans un second temps viennent habilement s’associer pour renforcer la découverte perceptive.

Pittoresque aux longues jambes, 2020, acrylique sur papier mâché, 189 x 94 x 77 cm

À côté des volumes importants, il y a aussi deux types de créations bidimensionnelles. Sur le mur du fond de la galerie sont regroupées 28 peintures de même taille (40x33cm) sur papier récupéré. Ce sont en fait des enveloppes ouvertes marouflées sur toile. Sur chacune l’artiste a peint, au centre, la figure d’un pseudovolume qui se détache d’un fond beige. On peut penser qu’il s’agit autant de recherches pour de futures créations volume. Gérard Fabre a déjà réalisé beaucoup de sculptures mais il a encore quantité d’idées qui demandent à devenir des objets comme ceux réunis ici. Ces peintures projets, qui ont déjà une belle présence, permettent de rendre visibles des figures qui pourraient être choisies pour passer de la bi dimension au volume. Les fonds semblables permettent aussi de faire des essais de couleurs et d’éclairages pour ces pseudovolumes. Les figures restent incertaines à ce stade mais évoquent pourtant déjà des emprunts au réel : fruit, pied, branche, etc. Peint très librement c’est souvent drôle… D’autres peintures semblent plus élaborées par la construction d’un langage associant figures et étendues de couleurs plus ou moins lumineuses sur des espaces fictifs imaginaires, comme pour La vérité est ailleurs, 2021. Ici c’est le titre qui est réjouissant mais de nombreuses fois ce sont les œuvres elles-mêmes qui prêtent à sourire avec des trous circulaires au niveau des yeux et des oreilles en forme de cors (Pittoresque 03). Ou encore cet espèce de pied bleu avec un trou cylindrique qui laisse apercevoir l’herbe verte. Oui les créations bi et tridimensionnelles de Fabre sont souvent réjouissantes.

Sans titres, 2020-2025, acrylique sur papier et toile, 40 x 33 cm
La vérité est ailleurs, 2021, acrylique sur toile, 65 x 54 cm
Pittoresque 3, 2024, 71 x 50 x 22 cm

Le rôle de la peinture est aussi important lorsqu’elle intervient sur des toiles présentes dans cette exposition où figurent des vues de modules volumiques se détachant sur des étendues d’eau de mer. Parmi ces petites « îles », on remarque celle qui fut à la base de de la réalisation Pittoresque aux longues jambes, déjà signalée. C’est à la fois construit et pourtant encore proche des gestes qui l’ont façonné. Alors que les créations sur les enveloppes ouvertes assument les oppositions entre fond et figure. Ces autres peintures évoquent, elles, des sculptures marines, qu’on rêverait de voir installées parmi les ilots des calanques marseillaises. Dans ces évocations d’installations maritimes de sculptures, les variations sont aussi dues au positionnement du regard marqué par la ligne d’horizon.

Sans titres, 2020-2025, 42 x 29,7 cm

Très judicieusement cette séparation par un pseudoniveau d’eau se retrouve sur les sculptures accrochées aux murs de la galerie. Les créations volumiques de Gérard Fabre se regardent en plusieurs temps. Il faut s’arrêter pour mesurer l’organisation spatiale des formes et la subtilité des colorations, qui peuvent être interprétées comme des reflets de la partie émergée, comme dans Pittoresque 4 qui a gardé de très subtils reflets bleus de son passage de la petite image peinte au volume.

Pittoresque 4, 2024, 70 x 40 x 16 cm

La prégnance de couleur chez Gérard Fabre s’oppose à la dématérialisation recherchée par de nombreux artistes, surtout ceux qui se rapprochent du monochrome. Pour cette série d’œuvres, les teintes choisies ne sont plus les couleurs trashy qu’il utilisait il y a quelques années. Celles-ci seraient plutôt associées à des matières sensorielles et même sensuelles. L’artiste réussit très bien à valoriser les propriétés de la matière pauvre qu’il utilise : le papier mâché. Les multiples couches de couleur jouent comme effet de surface, un beau travail cosmétique. L’envie que l’on éprouve de toucher cette surface montre combien l’approche du regardeur est autant haptique qu’optique. Gérard Fabre manipule parfaitement les couleurs comme les matériaux. En maintenant une distance assez neutre entre lui et ses créations, il donne à voir, sans se donner à voir lui.

Nous sommes ici dans un monde énigmatique élaboré à partir de productions d’images ambiguës et d’objets aux statuts incertains.   
Que ce soit dans les très beaux dessins noir et blanc, dans les séries de petites peintures ou dans la réalisation d’objets volumiques aux aspects plus fantomatiques que réels, les créations de Gérard Fabre proposent la mise en place d’un monde parallèle propre à déstabiliser les regardeurs. Quelle que soit la technique choisie, l’artiste réussit à travailler l’espace en faisant se confronter les pleins et les vides. Cet artiste n’est pas un sculpteur qui enlève ; il préfère ajouter.

Sans titre

Sans être essentielle aux sculptures, la couleur ne manque pas. Certains volumes sont peints en bleu, d’autres s’habillent de rouge. La couleur peinte est choisie mais sans chercher à séduire. À une question d’une visiteuse sur une teinte incertaine, il répond que ce n’est pas du beige mais du caca d’oie. Dans les blocs en papier maché accrochés aux murs, la couleur de la partie supérieure se distingue par sa franchise de celle plus mêlée de la partie inférieure où le brun glisse dans le bleu vert. Le visiteur apprécie la diversité des approches, son regard avide peut soit rester en surface, soit se perdre dans les enfoncements aménagés dans certains blocs. Les créations en volume de Gérard Fabre ne sont jamais lisses du fait de la facture en papier maché. Les marques en creux résultant du façonnage manuel sont des lieux d’accueil du regard tactile du visiteur. Les concavités renvoient celui-ci dans de multiples directions. Cette caractéristique (le renvoi du regard) demande au spectateur de se questionner sur la fonction scopique dans l’appréhension d’une sculpture. Voir, même en tournant autour des pièces, ne suffit pas. Devant de telles œuvres, il y a lieu de convoquer d’autres sens. Précisément l’artiste marseillais réussit à donner à chacune de ses sculptures des qualités non seulement visuelles mais aussi tactiles. Cette capacité à penser le visuel à partir du tactile, se manifeste particulièrement dans les petites œuvres modelées comme Sans titre, 2019, Pittoresque 4, 2024, ou Pittoresque 3, 2024. Les pièces en papier mâché sont des réceptacles de forces subtiles. Le spectateur ressent la pression des paumes et distingue le façonnage des doigts pour les parties supérieures souvent ruiniformes. Quel accident originel a provoqué des métamorphoses aussi sensuelles ? L’œuvre, cette grande muette, n’apporte pas de réponses ; elles appartiennent bien sûr à chacun.

Sans titre, 2019, 34 x 22 x 22 cm

Les sculptures de Gérard Fabre plus que toutes autres, développent autour d’elles un espace attentionnel. L’espace de l’emplacement où elles sont posées n’est plus neutre, il devient un lieu de forces ; c’est particulièrement vrai pour la plus grande sculpture Pittoresque aux longues jambes, 2020, qui a taille humaine : 189x94x77 cm. Ces sculptures sont des appels à rencontres. Ces rencontres de l’autre passent par l’œil, il s’agit bien d’un art visuel mais aussi, et cela est plus rare, par l’activation des perceptions corporelles du visiteur. Ces sculptures sont des appels à d’autres corps.

L’autre caractéristique essentielle est annoncée par le titre de cette exposition, rappelons-le : « Fictions ». Rien de ce qui singularise ce genre de création ne manque : la facture inventive, les qualités sensibles des pièces, la diversité des résultats. Ces œuvres, sans images littérales mais pas sans formes évocatrices, ouvrent sur des imaginaires multiples. Qu’elles soient vives ou tranquilles, les forces installées vont, à partir du tactile, à la rencontre d’une sensibilité globale. C’est parce qu’elles ont été bien « touchées » que ces créations artistiques à leur tour nous touchent.