Space Factories, déconstruction de la photographie d’architecture vers la dissolution du sujet

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Les images de Philippe Calandre nous plongent dans des espaces entre réalité et fiction où l’architecture révèle une certaine puissance. L’artiste puise dans le répertoire de ses propres photographies de paysages industriels, pour composer des utopies qui tendent souvent vers de possibles dystopies. Ses séries de photographies composent des récits de science-fiction, nourries de références cinématographiques et littéraires. Le médium photographique est pour lui un outil pour une première étape de travail plastique. Il cherche à s’émanciper peu à peu du cadre et du sujet en combinant des fragments d’images.

Si Bernd et Hilla Becher s’attachaient à prendre en photographie de manière frontale des constructions qui témoignaient d’une certaine idéologie de production et de travail, l’artiste s’approprie ces bâtiments monumentaux afin de les réduire à l’état d’usine objet. Il s’intéresse essentiellement aux architectures fonctionnelles dont la forme est relative à la transformation de la matière. Ces fabriques et manufactures deviennent autant de labyrinthes que d’espaces quelque peu inquiétants, où l’humain selon ses humeurs ne peut qu’espérer s’en extraire ou s’y perdre.

 Les images de sa série Fictions factories ne sont pas si éloignées des gravures de prison de Piranèse, qui provoquent chez le spectateur un étrange sentiment d’oppression en coulisse. Elles nous incitent à réfléchir sur la condition humaine face à ces bâtisses encore habitées par les spectres de ses ouvriers qui les ont jadis animées, et ne vont pas sans nous rappeler le célèbre roman post apocalyptique « the Road » de Cormac Mc Carty 2006. . 

Fiction Factories n°6/ philippe calandre 2012

Dans sa série « Metalocus », les bâtiments industriels se métamorphosent en un entrelacs de volumes, de façades, de passages savamment imbriqués, au service d’une vaine production à grande échelle. L’architecture apparaît alors comme un prétexte revêtant l’allure d’une machine à fabriquer du vide, souvent isolée dans un paysage aride, où se révèlent les stigmates d’un laborieux passé oublié. Ces sites recomposés par fragments d’images semblent surgir d’un épais brouillard de poussières aux tonalités et au souvenir gris ciment.

Dans In Perceptivo, des bâtiments indéfinissables de tailles monumentales semblent être perdus dans des paysages lunaires. 

Dans cette série ces constructions prennent une dimension interstellaire, elles apparaissent ici en l’état d’hybridation permanente donnant parfois l’illusion de potentielles sculptures en devenir, abandonnées à la surface d’un territoire hostile, autant de monolithes, ou formes modulaires, qui s’entrechoquent et cohabitent dans un profond silence ….

Kepler n° 2 / philippe calandre 2016

Dans un autre registre l’artiste s’intéresse aussi aux grandes Mégapoles, il aime malmener les règles du jeu, les villes orgueilleuses comme Singapour, Venise, Bruxelles deviennent cénotaphes ou vestiges d’une ère révolue. Il porte son regard sur l’incohérence de l’urbanisme et sur les diverses strates historiques des bâtis qui le composent, nous invitant à faire un rapprochement direct entre architecture et les différents pouvoirs successifs qui les ont érigées. « Je ne vois que la surface spectaculaire des ouvrages » précise-t-il. Les façades apparaissent comme des décors de scènes de théâtre où l’homme aurait déserté les rues pour fuir à l’extérieur respirer l’air pur, loin des tumultes.

L’humain a-t-il encore sa place dans les mégalopoles ? Quel vide ou quel espace de respiration reste-t-il dans nos villes ? pourquoi sont-elles devenues invivables, des zones de remplissage et d’accumulations ?

Sun Tec City 10 / philippe calandre 2019

En accentuant les caractéristiques urbanistiques des villes qu’il arpente, l’artiste nous ouvre les voies vers la nécessité d’aménager autrement et de rendre possible la présence des êtres vivants, humains et non humains, Telles sont les questions et les enjeux soulevés dans le travail de Philippe Calandre.Ses images dressent  un état des lieux de l’influence de l’architecture sur nos façons de subir l’urbanisation galopante. Autant de questions qui restent sans réponses. Elles renvoient aux tentatives des villes nouvelles, ou construites de toute part telles que Brasília, dont les bâtiments de Niemeyer incarnent une ambition certaine du pouvoir de l’époque pour nous faire oublier l’existence d’autant de Favelas.

En résidence au centre d’art la Théorie des Espaces Courbes (TEC) de Voiron dans l’Isère, il restitue une nouvelle série d’images d’usines improductives, à partir d’autres qu’il a photographiées, telles qu’une cimenterie et une papeterie abandonnées.

Durant cette résidence, il s’est concentré principalement sur ces deux bâtiments qu’il a peu à peu déconstruit en répétant un motif, un module de fenêtre, qui démultiplié, l’amène à des compositions où se révèlent une explosion des possibles, un cataclysme de géométries. Philippe Calandre, en se soumettant à cette contrainte d’une réduction d’images sources, découvre une infinité de combinaisons possibles. Par ce jeu de construction, au fur et à mesure, ses images prennent des distances avec les représentations formelles des fausses images du réel auxquelles il nous a habitués, et tendent vers l’abstraction. Celles-ci présentent des effets optiques, entre enfermement et ouverture, vers un ailleurs lointain. L’artiste crée des assemblages de volumes. Naissent alors des vues en plongée, des percées qui rendent l’architecture d’autant plus frontale et longiligne. Il déforme les perspectives et les points de fuite, renverse la lecture et nous invite à lever les yeux vers le ciel. Ses déconstructions créent des paysages où tout est encore possible ou presque.

Dream Trap/ Philippe calandre 2021

Ses combinaisons de tracés découpés qui font écho à des immeubles et la percée vers un ciel bleu ponctué de nuages, créent autant de portes indiquant la sortie. Des ombres et lumières traversent les gratte-ciels et les multiples amalgames gratifient les volumes. Les formes proliférantes créent des pertes de repères et des chavirements d’équilibre, nous éloignant du sujet architectural originel. En privilégiant une diversité de formats de ses images, Philippe Calandre nous incite à regarder autrement les espaces urbains et s’accorde avec les lignes spatiales du lieu d’exposition.

L’artiste déconstruit le bâti pour le libérer de ses contraintes terrestres, le regard peut voyager au delà du cadre  où le hors-champ nous invite insidieusement vers une nouvelle ère. 

The Fall / philippe calandre 2021

Ses œuvres proposent tantôt des vues plongeantes sur les toits imbriqués d’une ville entre jour et nuit, tantôt les buildings servent de rampe de décollage d’où les spectateurs sont propulsés vers de célestes destinations. Elles manifestent toute l’ambiguïté des gratte-ciels entre attraction et répulsion et mettent en évidence nos désirs de prendre de la hauteur. Cette résidence à la TEC lui a permis de se détacher d’autant plus du sujet pour construire des images qui rejoignent l’esthétique de l’art abstrait et de l’op art. Il passe de la photographie à un travail d’assemblage, d’articulations, de fragments d’images afin de réaliser des œuvres ouvertes vers d’autres perceptions, celle du vide et d’une plongée vertigineuse vers l’immensité d’une ville.