Qu’est-ce qu’être spectateur ? Cela nous renvoie t’il à cette « double nécessité de prendre son temps et de rester en alerte ? », comme le souligne avec justesse Julie Pellegrin, commissaire de l’exposition « Regard caméra – Portrait de l’artiste en spectateur ». Si la nouvelle directrice du centre d’art de la Ferme du Buisson ne cherche pas à répondre à notre place, si elle accroche avec pudeur des points d’interrogation à la fin de son texte d’introduction, elle nous fait glisser doucement vers une belle mise en abyme. Depuis celle –ci, le spectateur s’empare d’un regard anthropologique pour entrer dans la peau des artistes qu’elle a réuni sous les sculpturales charpentes de la ferme du buisson. Premier opus réjouissant – à la frontière du champ phénoménologique- nous conduisant par le truchement de la vidéo et de la photographie vers ce qui nous est habituellement invisible, nous touchons alors des yeux ce qui est par essence intangible, le temps, l’histoire – la petite et la grande – et le quotidien, cette chose commune par moment usée d’avoir été trop vue et non regardée avec conscience.

Sur l’affiche de « Regard Caméra » c’est James Stewart qui nous regarde en premier, il a un outil, des jumelles, il fonctionne par convention, nous savons que c’est Jeff, reporter immobilisé dans son appartement et ce sont ces fenêtres sur cour qui cadrent son regard vers l’extérieur. Alfred Hitchcock confie, après la sortie du film en 1954 aux Etats-Unis, les similitudes entre sa conception du métier de réalisateur et le personnage joué par James Stewart. Avec cette comparaison il est alors aisé d’entrer dans le champ littéraire avec Gustave Flaubert troublant, dans une demi confidence, la ligne de partage entre l’auteur et son héroïne, Emma Bovary. Cette chère Emma, languissante de longues heures à sa fenêtre que le destin change, que ce ne soit pas l’épais pharmacien Homais qui passe devant le carreau mais l’élégant Rodolphe, que la halle du village s’efface peu à peu pour laisser place, encore et encore, à la salle de bal.

L’artiste spectateur est une figure récurrente de l’histoire de l’art, le chez soi provoque un point de vue rassurant ou à inventer. Nous sommes souvent seuls derrière la fenêtre et nous regardons la multitude, nous somme souvent en hauteur et c’est de cette altitude que nous regardons le monde… Les deux côtés de la fenêtre renvoient à cette bipolarité : intérieur/extérieur, action/inaction, performance/contemplation, acteur/spectateur… D’un même côté de la fenêtre, l’auteur et l’artiste en spectateur ouvrent une généalogie longue et intimement tramée au monde qui les entoure. Vélasquez nous invite à interroger notre regard de spectateur en jouant de notre supposée position face à la toile, -nous le regardons, il nous peint- Pierre Bonnard nous conduit au seuil de la contemplation en ouvrant une « Fenêtre sur le Verdon », Matisse rend à la ville son intimité en plaçant une ouverture sur la gauche de son « Intérieur, bocal de poisson rouge » et Pablo Picasso entame l’entreprise de déconstruction du regard avec la toile cubiste « Nature morte devant une fenêtre à Saint Raphaël » (1881).

Les « Deux femmes à la fenêtre » de Bartolomé Esteban Murillo semblent se moquer de notre goût des listes et c’est bien sûr avec Vermeer que nous allons la clore. « La liseuse à la fenêtre » (circa 1658) est studieusement penchée sur une lettre éclairée par cette lumière du nord, à la fois douce et froide. La fenêtre en vitrail est ouverte et la tête de la jeune femme se reflète dans les carreaux de verre, par ce détail le peintre permet d’introduire la dernière bipolarité du regard porté sur le monde. Nous en avons tous fait l’expérience, en portant notre regard par la fenêtre, nous pouvons observer le monde mais, telle une boucle, souvent exploitée par les peintres romantiques, nos pensées se retournent et pénètrent à nouveau notre individualité. Ce double pendant du regard porté vers l’extérieur est tout entier dans cette tête pensante reflétée par le carreau et sa fausse transparence.

La frontière entre l’auteur spectateur et l’artiste spectateur reste poreuse à l’ère contemporaine. Le mouvement littéraire de l’autofiction développé dès la fin des années 1970 est cherchant selon les termes de Serge Doubrovsky à rassembler les « Fragments épars, morceaux dépareillés, tant qu’on veut. L’autofiction sera l’art d’accommoder les restes ». Certains auteurs ont commencé, à la suite de Roland Barthe, à retranscrire cette notion dans les arts plastiques en parlant d’autofiction visuelle (visual autofiction). La pratique d’Hervé Guibert, à la fois romancier et photographe, constitue sans aucun doute un des chapitres de cette histoire, celle de l’individu se racontant par l’écrit et l’image. Nous retrouvons cette recherche avec les artistes de « Regard Caméra ». Ils nous proposent de jeter un oeil dans leur objectif, ou nous invitent à s’accouder sur le rebord de leur fenêtre.

L’artiste spectateur montre son temps.

Face à un rythme de l’image dicté par l’école MTV et transpirant sur les autres secteurs de l’audiovisuel, du traitement de l’information jusqu’aux documentaire, les oeuvres de la Berlinoise Elise Florenty et du Polonais Josef Robakowski changent notre seuil de perception. La saison ou la décade deviennent la norme d’appréhension du temps qui passe. De 1978 à 1999, Robakowski filme de la fenêtre de sa cuisine une sorte de journal imagé, nous conduisant de la Pologne communiste à l’Union Européenne, associé à un commentaire monocorde mais non sans empathie ni humour, l’un participant à l’autre. L’artiste décrit le quotidien de ses voisins, des activités de la rue et peu à peu s’esquissent les changements sociaux et politiques qui viennent constituer sa réalité. Le film s’achève par la construction d’un hôtel de luxe obstruant la vue de l’artiste et annonçant la fin de l’oeuvre. Cette chronique de 21 années d’une place et d’une rue à Lodz se résume dans un film de 20 minutes d’une belle densité.

Dans « Danke für Nichts » (2006, vidéo couleur, sonore, 15’), E. Florenty filme depuis sa fenêtre une parcelle d’un square montrant un jeu pour enfant et, au premier plan, un réseau de branchage. L’artiste filme à différentes reprises le même endroit en respectant le cadrage, si les jeux des enfants semblent immuables, leurs cris toujours les mêmes, les saisons passent et, après des bourgeons verts acides, c’est le rideau épais des feuilles au printemps qui va clore le film.

A la recherche de « la limite à partir de laquelle on commence à voir », Fiorenza Menini force l’élasticité du temps et ralentit à loisir tout ce que nous soumettons à notre analyse. Le 11 septembre 2001, elle est à Brooklyn. Elle est en train de filmer quand elle aperçoit les prémices visuelles d’un événement dont elle ignore encore la cause. Ce film devient la pièce « Untitled, 2001 » (vidéo couleur muette, 28’), 28 minutes d’attente, presque hypnotique, étonnement silencieuse face au bruit et la fureur de l’acte. 28 minutes pour se rappeler le traitement en boucle par les médias des mêmes images, de la vulgarité des bandeaux presque publicitaires en bas des écrans. Deux temps. Il y a un effet de seuil dans cette vidéo renvoyant directement à cette limite où l’on commence à voir. Au fur et à mesure, les particules en suspension libérées par l’effondrement des tours envahissent l’ensemble de l’écran, des poussières se collent à l’objectif. Cette vidéo est aussi un acte politique, moins peut-être par son commentaire, que par sa lenteur et la profondeur du silence qui l’entoure.

La mitoyenneté d’un mur, la touffeur des feuillages, l’opacité de la poussière autant d’éléments forçant la création d’une nouvelle perspective, subjective et intérieure.

Entre réalité et fiction, un regard sur la ville.

C’est depuis son balcon que Gilles Balmet filme l’altercation entre un jeune voleur de basket et des témoins (« Story Board » (2002, couleur, muette, 3’). Gilles Balmet, à rebours de l’utilité première d’un story board, intercale dans son film les retranscriptions dessinées des scènes clefs de l’action. L’action, drama en grec, devient le ressort dramatique de cette réalité devenue fiction. Plusieurs des artistes présentés à la Ferme du Buisson interrogent cette limite entre réalité et fiction, entre le mode documentaire et la pratique artistique, si tant est qu’elle soit encore définissable.

Ilanit Illouz (Tel Aviv, Rehov, Richon Lesihon, 6e étage, 2007, 4 photographies couleur, 230×140 cm chacune) de passage à Tel Aviv, photographie depuis son appartement des moments de la nuit à Tel Aviv. Elle utilise des pellicules à infra-rouge, un procédé d’abord utilisé à des fins militaires. Au développement, la couleur est d’un profond bleu nuit, une nuit entre chien et loup. Illouz en cadrant depuis un seul point de vue, i.e. la fenêtre de cet appartement, cherche les points de fuite dans une ville à l’urbanisme bouché, comme plié sur lui-même. Ces points de fuite sont les seuls repères dans les agrandissements des photographies. En effet, au moment de l’obturation, l’œil humain est incapable de déceler des détails qui n’apparaîtront qu’au développement. Des détails qui ouvrent à leur tour un possible univers fictionnel.

Hans Peter Feldmann (Views out of Hotel Rooms Windows, 1975-1999, 80 photographies, environ, 10x15cm chacune) photographie, depuis plus de 20 ans et à chacun de ses déplacements, des vues de sa chambre d’hôtel. Cette collection, disposée en constellation sur un mur, par phénomène de répétition ouvre la voie à ce sentiment étrange du déjà-vu. Il est possible de mettre l’exercice en parallèle avec le film documentaire « là-bas » de Chantal Ackerman qui sera d’ailleurs diffusé lors de l’exposition.

Nous terminerons avec Julian Opie. La pièce sonore donnée à entendre dans l’exposition l’exposition (City, 1998, pièce sonore, 5,58, voix : Julian Opie, Lisa Milroy, Richard Patterson, Fiona Rae) a le verbe pour médium. Quatre peintres sont à bord d’une voiture en déplacement. Le premier doit décrire succinctement les passants, le second, sur le même mode, les bâtiments, le troisième, la signalisation et le dernier, les voitures. Les quatre voix finissent par créer une étrange litanie, les accélérations deviennent perceptibles au travers de leurs échecs à nommer tout ce qui pénètre leur champ de vison. De l’ensemble naît non pas un sentiment de cacophonie mais une certaine forme de poésie. Cette performance, même s’il elle diffère formellement des autres productions de Opie rejoint le fond de son travail, troubler ce qui est familier, éloigner le commun de son sens premier, remplacer l’objet par un signe.

Cette œuvre est la seule à être en pleine lumière, les baffles sont placés devant une large ouverture, et c’est le regard frais que nous nous surprenons à être spectateur en spectateur.

Hugues Jacquet

Regard Caméra
Portrait de l’artiste en spectateur
4 février – 30 mars 2008

Gilles Balmet
Claude Closky
Hans-Peter Feldmann
Ceal Floyer
Elise Florenty
Sofia Hultén
Ilanit Illouz
Fiorenza Menini
Stéphanie Nava
Julian Opie
Josef Robakowski

Autour de l’exposition :

Samedi 23 février à 20h
Là-Bas, Chantal Ackerman [projection]

samedi 15 mars à 18h
« De votre fenêtre, votre regard nous intéresse » [rencontre]
Spectateurs, amateurs et professionnels sont invités à échanger leurs points de vue

samedi 22 mars à 18h
Qui est le spectateur ? [conférence]

www.lafermedubuisson.com

Centre d’art contemporain de la ferme du buisson
Scène Nationale de Marne-la-Vallée
Allée de la ferme – Noisiel
77448 Marne-la-vallée cedex 2
Tél:01.64.62.77.00
contact@lafermedubuisson

Horaires
mercredi, samedi, dimanche de 14heures à 20 heures et toute la semaine sur rendez-vous.