Depuis de nombreuses années Raymond Galle utilise un support particulier pour réaliser des œuvres plastiques singulières : il travaille sur des affiches de grandes dimensions. Une personne, qui avait en charge d’installer et de retirer les anciennes affiches dans les rues, lui a cédé, il y a quelques années, divers lots périmés au lieu de les envoyer à la décharge. La dimension originelle est le plus souvent gardée : 1,75 m sur 1,17 m et, dans quelques cas, divisée en deux. Ces affiches publicitaires présentent souvent en gros plan des figures de mannequins, masculins ou féminins. C’est ce qui va motiver l’artiste pour des interventions personnelles. Ces rebuts récupérés sont faits de multiples couches d’images collées les unes sur les autres. Ce feuilleté constitue un support résistant sur lequel il peut à la fois rajouter de la peinture, mais aussi enlever des couches de papier, gratter, poncer, arracher et recoller jusqu’à obtenir une nouvelle image tout à fait personnelle. Avant exposition ces créations sont marouflées sur un textile de coton de même dimension. Le choix de Raymond Galle est de faire complètement disparaître tous les textes publicitaires, ce sont donc des corps et surtout des visages anonymes qui sont présentés au public. La dépersonnalisation des figures humaines est la plupart du temps accentuée par le gommage de la chevelure.
Depuis les années 1960 de nombreux artistes ont choisi d’intervenir à partir de ce support papier que le poids des multiples couches fait parfois se décoller du panneau support ou du mur. Le travail sur les feuillets récupérés par Raymond Galle s’écarte tout à fait de celui des artistes « décollagistes » du Nouveau Réalisme. Pour Raymond Hains, Jacques Villeglé, Mimmo Rotella, François Dufrêne, etc. l’utilisation d’affiches de rue constituait une action engagée, presque politique, pour inscrire cet usage novateur dans les pratiques artistiques d’avant-garde. Cette volonté révolutionnaire s’est estompée avec le temps pour laisser place à une certaine poésie surtout lorsque de nouveaux artistes ont choisi de travailler à partir du dos des superpositions d’affiches décollées.
L’artiste qui nous intéresse ici montre actuellement une série de travaux, un peu anciens, au Lieu d’art contemporain 200 RD 10 à Vauvenargues. Lui aussi a fait le choix de se confronter aux images des rues, ces réels quotidiens de notre société. Les images de cette exposition sont celles de mannequins anonymes pas d’acteurs ou actrices reconnus, pas non plus des personnages du monde politique. L’engagement social de Raymond Galle ne se montre pas dans ce travail où il parvient à faire remonter à la surface des images enfouies et à en faire disparaître d’autres.
Raymond Galle est peintre et c’est en peintre qu’il intervient sur le support. Il sélectionne certaines images et travaille ensuite en cachant certaines parties avec de la peinture et en rajoutant par collage d’autres fragments qui perturbent l’iconicité première. Précisons tout de suite que l’auteur n’indique ni devant, ni derrière les dates de création. Questionné il précise juste « entre 1982 et 1986 ». Il n’y a pas non plus de titres et la signature n’est apposée que lorsqu’il y a vente. Lors de son exposition au # 104 à Paris en 2021, il donnait ses œuvres à la fin de l’exposition, après tirage au sort, à ceux qui s’étaient préalablement inscrits. Ici notre problème est d’écrire en prenant l’exemple sur l’une ou l’autre œuvre. Notre choix est d’attribuer un numéro à chaque photographie qui ne sera valable que pour ce texte.

Dans la peinture n° 1, la figure masculine assise se détache sur fond noir dans un costume gris clair avec des lettres blanches en superposition ; manifestement il y a là un visible qui n’est pas pour autant lisible. L’important est qu’il retienne un temps le spectateur qui mémorisera sans doute plus cet événement plastique que le visage stéréotypé de l’homme.




Pour la peinture n° 2, Raymond Galle a réuni et superposé des figures. Les recollages amènent une nouvelle peau avec des mémoires multiples. Le mouvement vers la droite, les deux de profil qui semblent courir, pourrait être contrecarré par le déplacement du personnage du milieu mais en fait il n’en est rien, en raison du bloc sculptural que constitue l’ensemble. Cette unité dans la diversité est accentuée par le traitement en grattage et ponçage de toute la surface de l’image figurative avant de procéder à l’uniformisation des entours avec du noir. C’est dans l’habile dessin des fonds que l’on se rend compte des savoir-faire acquis par la longue expérience picturale de Raymond Galle. Les lignes de contours du fond noir trouvent un équilibre juste et varié avec le dessin des figures. C’est également par un contre-balancement expert fond-forme qu’est assurée l’étonnante présence à la tête masculine géante dans l’image n° 3. Le fond n’est pas noir cette fois mais d’un beige nuancé qui s’accorde avec la teinte cuivrée du portrait. Ce demi-profil masculin est tout en nuances et sans système capillaire (ni barbe ni cheveux) semble indiquer une volonté de l’artiste de proposer une figure d’humain mais sans singularités ; cela se retrouve dans une majorité de figures de cette exposition. C’est le cas des images n° 4 et 5. C’est seulement dans le regard de l’homme de la n° 4 que se trouve la marque de potentielle présence de l’individu. Il pourrait en être de même dans le portrait central de l’image 5, mais ce regard oblique n’exprime rien de plus que les deux images latérales où les yeux sont cachés par des lunettes de soleil. Dans l’exposition l’accrochage côte à côte de ces trois très grands portraits (175 cm X 117 cm chacun) est impressionnant par leurs fortes présences plastiques dépourvues de charges psychiques. Le travail de Raymond Galle accentue très bien les partis pris des publicités d’origine où les singularités des lunettes importaient plus que celles des porteurs.

La panoplie des possibles interventions de notre artiste est variée ; évoquons deux autres modalités de déréalisation de ces affiches-portraits. En regardant l’œuvre n° 6 l’image initiale reste assez présente : le mannequin a gardé ses cheveux, sa bouche et ses lunettes. Il apparaît comme derrière une vitre sale. Nombre de petites taches ou petits traits semblent venir au premier plan, alors que si l’on s’approche on constate que par grattages et griffures, notre artiste, sans ajouts de peinture, fait visuellement venir en avant les couleurs présentes dans les couches enfouies : celles des affiches collées antérieurement. Le passé enfoui fait retour au premier plan. On commence même à découvrir les lettres d’un texte curieusement à l’envers. Un autre procédé de déréalisation utilisé par Raymond Galle est la projection de peinture par petits points. Dans l’œuvre n° 7 un portrait d’homme se devine sous le moucheté ajouté par le peintre. Un tacheté de peinture claire presque blanc recouvre de manière à peu près égale toute l’image mais l’effet écran se marque surtout sur les parties sombres. La zone lumineuse présente dans l’image d’origine se situe sur la partie droite du visage du personnage ce qui le rend visible malgré le moucheté. Il est même très repérable sur les petites photographies tandis que face à l’œuvre le regard du visiteur s’accroche au piqueté et doit faire des aller-retours entre l’image iconique et l’écran tacheté du premier plan.

C’est une des caractéristiques majeures de ces créations : le regardeur ne doit pas rester passif et examiner les images de cette exposition comme si ces productions étaient juste des images de plus. Comme nous avons ici tenté de le montrer : il faut, face à ces peintures de Raymond Galle, accepter de prendre du temps pour éprouver ses propres questionnements.