
Je ne sais pas c’qui m’quoi
Enquête sur une expérience esthétique avec Bernard Réquichot Éric Méchoulan, avril 2025, IBSN 978-2-85035-185-3
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Publication de L’Atelier Contemporain avec la Galerie Alain Margaron qui expose Bernard Réquichot jusqu’au 31 mai 2025.
Artiste qu’apprécia et collectionna Daniel Cordier (1920-2020) et que l’on peut voir à l’exposition en son hommage « L’espion amateur d’art » jusqu’au 13 juillet 2025 Musée de la Libération de Paris – Bernard Réquichot a impressionné des artistes comme Dado qui fut son ami. Éric Méchoulan, enseignant-chercheur de formation philosophique, analyse son expérience esthétique avec Réquichot.
En 2024 Bernard Réquichot a été exposé au Centre Pompidou. Intitulée « Je n’ai jamais commencé à peindre » car tel était son jugement sur son œuvre comme processus, devenir-peinture, l’exposition témoignait du fait que ce peintre inassimilable aux mouvements artistiques qu’il a côtoyés reste radicalement problématique. Ce livre qui lui est consacré est donc bienvenu. Son titre affirme d’emblée qu’il ne prétend pas être la monographie d’un artiste ni un essai critique « sur » lui. Parler d’expérience esthétique « avec » signale que son auteur réfléchit à partir d’un artiste qui l’avait violemment interpelé : cette expérience est une épreuve qui lui a permis d’entrer par effraction dans un monde autre, hétérotopique.
Être avec
L’être-avec ou mitsein est ce qui nous vivons lorsqu’une œuvre singulière, issue d’une forme d’art particulière, peinture mais aussi musique, théâtre, cinéma, nous tend une perche et nous élève pour nous transporter ailleurs. Comment retranscrire l’événement de la rencontre ? « Cette expérience est d’abord une rencontre qui tire le je de sa position singulière voire qui rend la présence de ce « je » plus palpable de se trouver en face d’une œuvre qui soudain le touche. Ce n’est pas le « je » qui se projette vers un « nous » c’est plutôt de « nous » de la rencontre qui donne une présence singulière, une épaisseur surprenante au « je », explicite Éric Méchoulan.
Son essai part de sa place de regardeur ; mais celui-ci ne « fait » pas le tableau, comme l’avait prétendu Duchamp : il témoigne avec opiniâtreté de ce que lui ont fait ces peintures dont le surgissement l’avait happé dans sa prime jeunesse, au seuil de l’âge adulte, lors de la visite d’une galerie à Nice en 1977.
Pour Heidegger l’être-avec (mit-sein) est une mise en commun. L’expérience « avec » n’est pas celle « de » – que ressent un regardeur situé devant les œuvres – elle amorce un dialogue en réponse aux propositions plastiques turbulentes de Réquichot. Éric Méchoulan explicite son amour à première vue pour approfondir après-coup une énigme : celle de l’ambivalence entre attirance et rejet que l’œuvre avait suscitée pour lui, celle d’une œuvre qui nous surprend, nous suspend et nous arrête.
Peindre, écrire, penser
Peintre philosophe, Réquichot apprend à désapprendre ce que l’on croit savoir de l’art : « mes peintures, figuratives ? Non. Abstraites ? Non plus. On peut y retrouver des rochers, des cristaux, des écorces, des algues. Pourtant ces choses ne sont pas représentées. » Une désorganisation de l’espace crée une expérience déstabilisante, ingrate, inhumaine : on se trouve en présence de conglomérations minérales ou organiques comme des coraux, des champignons, et cela détruit la norme d’un regard anthropomorphe par l’apparition d’espèces de choses sans queue ni tête. Que ce soit les collages, les œuvres en volume – anneaux de plastique blanc, déchets entassés dans les boîtes de ses Reliquaires, toiles pliées, suspendues tels des papiers tue-mouches ou peintures matiéristes, Réquichot procède toujours à des expérimentations sans méthode préalable. Il s’arrache à toute convention : « il n’y a pas de commencement sans arrachement ni de nouveau sans rémanence » note Éric Méchoulan.
Réquichot était inclassable, déjà pour lui-même, et le reste définitivement. Cette expérience esthétique « avec » suit les lignes en spirales des dessins à l’encre, lescollages dispatchés en constellation, les masses des Reliquaires tout en s’accompagnant d’une lecture attentive de ses écrits sur son travail ou sur l’acte pictural en général. Barthes a sans doute écrit sur Réquichot précisément parce qu’il mettait l’écriture au défi, comme il l’a fait déjà dans sa pratique d’écriture illisible. Dans cet essai, c’est la pensée dans son ensemble qui est convoquée : l’auteur fait appel à toute son érudition sans se réfugier dans une mystique de l’indicible. Cerner la manière dont l’acte de penser est appelé par la peinture n’était-il pas ce que souhaitait Réquichot ?
Éric Méchoulan a choisi pour titre de son essai cette phrase de Réquichot : « je ne sais pas c’qui m’quoi ». Un aveu de son scepticisme intégral qui, s’il ne l’empêchait pas de peindre, sonne comme une provocation – tout en reprenant aux auteurs classiques l’expression du « je-ne-sais-quoi » comme nom du saisissement esthétique devant quelque chose d’inqualifiable, d’innommable : la pourriture qui succède au cadavre dans une fameuse oraison funèbre de Bossuet est un « je-ne sais-quoi qui n’a de nom dans aucune langue ».
La peinture était une expérience des limites pour tenter d’aller au-delà de ce que l’on peut connaître et reconnaître : « Il faut peindre non pas pour faire une œuvre, mais pour voir jusqu’où une œuvre peut aller » a noté Réquichot. À l’expérience d’un peintre qui ne sait pas où il va, ni ce qu’il fait, se surprenant toujours lui-même, répond l’expérience d’une totale perte de repères du côté du regardeur.





