Quels devenirs pour L’Art Brut au XXIe siècle ?

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Michel Thévoz, L’Art Brut ressourcé, Théories du K.O, éditions Frémok, 2025
ISBN 978-2-3902-2058-9
16 euros 
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De Minuit à minuit, Graffiti, Art contemporain, (IL)Légalité, XXe siècle, etc. ouvrage collectif de Katia Furter, Jean-Rodolphe Petter et Michel Thévoz, éditions ANTIPODES, 2025
ISBN 978-2-8890-1284-8
22 CHF 
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Premier directeur de la Collection de l’Art Brut (CAB) à Lausanne, Michel Thévoz constate d’emblée que « l’époque héroïque de l’Art Brut et ses zones d’élections, psychiatriques, carcérales et spirites sont aujourd’hui révolues ». Si l’Art Brut ne se définit plus comme auparavant, que devient-il aujourd’hui et qu’en sera-t-il demain ? 

Ce compagnon de route de Dubuffet nous guide dans l’archipel de ce que l’on nomme toujours et encore « Art Brut ». Mais il s’est efforcé de tracer une nouvelle cartographie en incluant des activités qui se poursuivent ailleurs et au-delà de ce que l’on entendait d’ordinaire comme de l’Art Brut. Il veut faire partager son enthousiasme pour la vitalité des « ateliers participatifs » tel celui de la « S » à Vielsam en Belgique, des lieux de productions artistiques qu’il distingue des pratiques dites d’Art-thérapie. La distinction du « normal » et du pathologique ou de la déficience n’est sans doute pas devenue obsolète mais elle doit être vécue autrement et repensée – d’ailleurs, l’activité artistique est-elle vraiment quelque chose de « normal » ? 

Un panorama clivant

L’art brut a eu des sources très diverses, puisqu’il avait réuni des productions sans rapport – celles des spirites, des paysans et des « fous ». Depuis la psychiatrie institutionnelle, la prise en compte de l’altérité psychique part d’une critique voire d’une révolte politique. Rien d’étonnant à ce que l’on puisse voir naître de l’art brut « ressourcé » dans des manifestations, dans des lieux provisoires – organisations de type ZAD, collectifs de graffeurs ou autres manières de vivre à la fois en marge et en communauté : celles-ci se signalent chacune à leur manière, note Michel Thévoz, par « un art du recyclage et par une effusion plastique inventive ». 

Sur des murs de banlieues ou dans des non-lieux à l’intérieur de bâtiments occupés par des squatters, des formes culturelles émergentes utilisent des modes d’expression qui échappent à la marchandisation des œuvres d’art. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce bouquet de réflexions sur l’art mécontemporain des graffeurs et sa prolifération urbaine depuis les années 80 du siècle dernier est le fruit d’un collectif d’auteur(e)s. 

On trouverait donc de l’Art Brut dans des collectifs alors qu’il avait été défini par Lucienne Peiry, qui a succédé à Michel Thévoz à la tête de la CAB, comme ce qui se produit dans la solitude et reste secret. Les graphismes et dessins qui s’affichent ostensiblement dans les rues des villes toujours provisoirement, qui se recouvrent comme des palimpsestes, se réitèrent pour signer et signaler un passage, marquer une emprise territoriale d’une manière qui n’a pas pour but de plaire ou de déplaire ni même de communiquer quelque chose. Marginales, rebelles, hors circuit et surtout illégales, les pratiques des graffeurs manifestent un art de la transgression pratiqué au sein d’équipes (crews) qui se confrontent et s’affrontent pour occuper des espaces de niches laissées en friche. Ce n’est pas un art privé, encore moins un art public. Dans quelle mesure cette manière d’occuper l’espace aurait à voir avec l’Art Brut ? Cela reste à déterminer au cas par cas.

Une pensée (en) alerte

Toujours avide de pensées émergentes et novatrices, Michel Thévoz a repris au philosophe slovène Slavoj Žižek la notion de « parallaxe » afin de faire varier les points de vue et d’apercevoir autrement ce que l’on croit pouvoir (re)connaître. Si ce ne sont pas les références théoriques et les repères qui lui manquent, il préfère ne pas s’inscrire dans une continuité dogmatique : le privilège de l’âge est d’avoir connu la jeunesse, et donc de pouvoir rester jeune en refusant de s’enfermer dans des carcans. Les trouvailles qu’il a faites dans les ateliers reprennent l’idée de la puissance d’une dynamique collective qui prend en charge sans les abîmer des singularités individuelles. 

Un regard toujours en quête d’éblouissement, de surprise, d’inattendu permet de découvrir des trésors dans ce que produit ce que l’on nomme sans trop savoir pourquoi le « handicap ». Thévoz : être explique d’où vient le mot anglais « la main dans le chapeau » apte à rendre un troc équitable, à compenser les différences des partenaires d’une course de chevaux. On peut faire l’éloge du handicap et le créer : se priver d’une facilité en dessinant de la main gauche si l’on est droitier ou dans l’obscurité, etc., bref, rechercher un handicap volontaire, pratique fréquente chez des artistes « normaux », permet de comprendre comment des difficultés sont aussi des ressources. Jean Dubuffet était familier des contraintes qu’il s’auto-imposait. Pris comme un euphémisme de la déficience, le handicap permet d’interroger à rebours le « talent » en créant une sorte de « sismographie gestuelle » inimitable qui laisse pantois les regardeurs.

Ne serions-nous pas arrivés à la fin d’une époque ? Cela nous permet de réfléchir à son histoire pour envisager des alternatives aux normes usuelles de diffusion culturelle et de compréhension critique de l’art. Avec ces deux livres qui se complètent, Michel Thévoz remet en question en explorant les devenirs de l’Art Brut ce qui s’appelle toujours, mais pour combien de temps ? l’art contemporain.