Une histoire de Papier Machine

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Sise en Belgique, Papier Machine est une revue singulière de création littéraire. La publication de son quinzième numéro, qui prend pour point de départ le mot « Marchepied », est une occasion d’en apprendre davantage sur son fonctionnement.

Numéro 15 – MARCHEPIED 

Avec les contributions de : Arthur Lacomme, Valentine Bonomo, Lucie Combes, Alexia Falisse, Lola Maselbas, Houda Hissar, Lola Avril & PierreÉtienne Huvenoit, Le Syndicat des immenses, Chloé Plassart & Joey Gretzky, Juliette Vandame, Marie Meuleman, Inga Padurari, Emma Lozano, Victor-Noir sous son scalp, Charlotte Thillaye & Valeria Giuga, Charlotte Minaud, Elsa Daynac, Alexandre Orban, Anne Reverseau, Margo Martz, Juliette-Amadéa Pluriel, Fidèle Mabanza, SNG Natacha Guiller, PierreHenri Casamayou, Daniel Soibinet, Thibault Bouisset, Francis Tabouret, Maycec – les éditions musicographiques, Mathilde Castro, Marie Chéné. 

Mise en page : Sébastien Gairaud.112 pages. 19×27 cm. 20 €

Le site de la revue

ISBN : 978-2-931076-10-1
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Pourquoi et comment avez-vous créé Papier Machine ? Est-ce qu’il y a d’autres revues, ou des collectifs, des maisons d’édition qui vous ont inspiré au début ou vous inspirent à présent ?

Papier Machine est née de l’envie de s’arrêter sur le langage, de questionner la langue d’une manière qui ne serait ni trop plombante ni trop légère. Dans le groupe de départ, les personnes avaient des parcours hétéroclites mais partageaient une réflexion sur les mots, ceux qui à force d’être trop employés sont délavés, perdent leur sens, ceux qui font écran à la réalité, ceux qui n’existent pas mais qu’on ferait bien d’employer… Alors tout ce qui sous-tend notre démarche c’est ça, une réflexion sur le langage, sur ce qu’on fait des mots et ce qu’ils nous font. Et puis tout le monde aimait les livres en papier, alors on a fait une revue qui prenait pour point de départ un mot banal, de ceux que tout le monde a dans sa poche. On voulait que des univers, des trajectoires et des pratiques dialoguent autour de ces mots. Mais on voulait aussi télescoper ces univers qui peuvent être aussi éloignés que la boucherie chevaline l’est de l’astrophysique. On exagère mais c’était l’idée d’ouvrir des portes sur des horizons qui nous sont fermés lorsque l’on est profane. Et nous sommes toustes multi-profanes si l’on peut dire, littéralement peu ou pas initiées à l’immensité des domaines du savoir et d’appréhension du monde. Pour ce qui est des influences, il y en a plein, tout le temps, ça bouge, mais on peut citer à l’origine feu la revue le Tigre et le Daily-Bul, qui par exemple demandait en 1981 a plus de 80 contributeurices dans leur numéro Autotombes : « (Le Daily-bul) aimerait connaitre le type d’habitat que vous souhaitez réserver à votre corps après sa mort. » L’univers pataphysique et l’absurde nous inspirent en général, tout ce qui nous amène à regarder avec surprise ce qui pourtant était déjà-là. Sans oublier au passage les vieux manuels de grammaire.

Qu’est-ce qui fait la singularité de Papier Machine ? Comment choisissez-vous les thèmes, les artistes ? Comment rester attentif à la création contemporaine ?

La singularité de Papier Machine réside peut-être justement dans le fait que nous ne choisissons pas un « thème » mais un « mot ». Cette distinction a peut-être l’air d’être juste du chipotage sémantique mais en réalité elle est lourde de conséquences ! Chaque numéro a donc pour point de départ un mot, un mot qui jusqu’à maintenant était élu par une joyeuse petite assemblée qui a varié selon les années et les contextes. Et les mots candidats à l’élection ne peuvent pas être des thèmes, c’est-à-dire ouvrir directement et explicitement la voie vers de grands sujets métaphysique ou de société, genre « liberté », « migration », « démocratie ». Les mots qui sont notre terrain de jeu sont plutôt des mots de tous les jours, qui font profil bas, ni vieillots, ni trop tendance, surtout pas compliqués, des mots qui nous accompagnent au quotidien (cachant bien leurs sens multiples et ambivalents) SOUFFLE, PLATEAU, MANCHE, ÉPONGE, GRUE, BLOC… ces mots finalement élus ne sont pas non plus considérés comme des thèmes parce qu’on n’attend pas des contributeurices qu’iels abordent tel ou tel sujet en lien avec le mot, le mot sert plutôt d’étincelle, de surface à partir de laquelle rebondir pour proposer un texte ou un/des images. Parfois c’est le son du mot qui inspire la contribution, une expérience de vie remémorée à l’évocation du mot, parfois une approche très sérieuse de son sens littéral ou au contraire un délire littéraire, une extrapolation à partir d’un point de départ très concret. Cette manière de choisir un mot et de le proposer à une trentaine de personnes qui vont s’en emparer parait assez banale mais c’est bien ce qui fait notre singularité : quand tu lis Papier Machine, tu n’as aucune idée à l’avance de quoi ça va parler, et d’une contribution à l’autre, ça peut tout à fait passer du coq à l’âne, tant au niveau des sujets qu’au niveau du « style » de textes/illustrations.

Et chaque proposition dans son style est traitée par nous, éditée, avec beaucoup de rigueur (en tout cas on essaye). Cette diversité-là, c’est ce qu’on recherche, c’est ce qui fait qu’on espère être une revue pour les curieux·ses qui aiment être surpris·es. Mais c’est aussi un peu une difficulté parfois car on aime bien souvent savoir ce qu’on va lire, de quoi ça va parler, ça peut-être une aide pour les lecteurices. On essaye de pallier ça par un graphisme accueillant, des textes liminaires, des adresses aux lecteurices qui leur fassent des clins d’œil pour les encourager à venir se perdre dans nos pages.

Les personnes qui contribuent ne sont pas forcément des artistes, c’est encore une chose qui selon nous caractérise notre démarche. Nous essayons que nos contributeurices soient issues de milieux variés. Enfin, c’est ce qu’on aimerait bien, mais ça serait plus juste de parler du fait que les personnes aient des trajectoires les plus variées possibles, et des outils, un bagage diversifié. Certain·es peuvent être artistes, ou avoir une pratique artistique, comme la poésie, la photographie, ou le dessin, y compris d’autres qui d’habitude ne s’impriment pas, comme la performance ou la musique, d’autres venir de la recherche académique, comme l’astrophysique, la sociologie, ou l’histoire, d’autres encore de champs plus pratiques comme le journalisme, la cuisine, l’architecture, le travail social… On veut voir comme un mot super commun ouvre des voix variées en fonction des personnes à qui on s’adresse, qui ont un champ de compétence mais surtout une trajectoire et un univers personnel, et donc une certaine manière d’utiliser la langue. Parce que c’est ça le cœur de notre travail/recherche/motivation/passion (tout ça), une envie d’explorer les usages de la langue et les implications de ses usages. Tout ce qu’on fait n’est qu’un moyen pour jouer avec le langage et en ressortir meilleur·e !

Pour toutes ces raisons (et là c’est Valentine qui parle, parce que ce qui était dit avant fait consensus je crois, mais ça je ne sais pas), être attentif à la création contemporaine n’est pas vraiment pour nous une fin en soi. C’est plus un concours de circonstances. On vit dans une époque et on a une revue de création, donc la création contemporaine vient à nous. Mais je ne crois pas qu’on cherche à être à la pointe, c’est pas vraiment notre quête. D’ailleurs, dans l’équipe on n’est pas du tout égales sur ce point. Certain·es se tiennent beaucoup plus au courant que d’autres, par goût ou du fait de leurs activités. Ce qu’on cherche plutôt, c’est d’avoir accès à une diversité d’univers, d’esthétiques, et de générations. On est aussi très sensibles évidemment aux dynamiques qui traversent notre société en général, l’usage de la langue en particulier (les débats sur l’orthographe, sur les francophonies, le langage non sexiste…). Tout ça nous habite mais habite aussi forcément les personnes qu’on contacte – qui vivent ici (un large ici) et maintenant, et donc habitent la revue, et nous posent plein de questions qu’on essaye de toujours multiplier, de traiter en apportant des contrepoints, des éléments de réflexion plus ou moins sérieux, drôles ou poétiques. Ce qui est sûr, c’est qu’on cherche pas à être dans la tendance, ni à savoir ce que c’est que « la nouvelle création littéraire/artistique », mais on veut être ancrées dans le monde tel qu’il est, qu’il bouge, qu’il se transforme. Et ça, on le fait simplement parce qu’on est terriblement curieux·ses, on lit, on écoute, on traine sur les réseaux comme tout le monde, on parle avec les gens qu’on rencontre, autant au bistrot que dans des salons littéraires, ou dans les rayons des supermarchés. Les contributeurices de Papier Machine se recrutent absolument partout !

Quinze ans de travail collectif. Rares sont les revues qui tiennent aussi longtemps. Qu’est-ce qui vous permet et vous donne encore envie de faire vivre votre revue ? De quoi avez-vous envie pour la suite ?

Ça fera bientôt 13 ans exactement, qu’on s’est dit : Et si on faisait une revue qui aurait pour point de départ un mot. Oh, regardez, un oiseau là au-dessus du boulot !

La curiosité est le principal moteur, je crois – et là c’est Lucie qui parle, l’envie de découvrir de nouveaux univers, de se frotter à différentes manières de penser, de voir, de réfléchir, d’accompagner chacun·e pour trouver la forme adéquate à son propos, d’entrer dans la matière et de défaire avec les auteurices les petits nœuds qui font que ça achoppe encore. Il y a aussi le plaisir, à l’échelle de la revue, de penser la cohérence et le graphisme avec Sébastien notre graphiste actuel, de découvrir ses trouvailles et de chipoter ! Parce que c’est un enjeu important pour Papier Machine, le graphisme. Je ne sais pas ce qui fait qu’on tient plus que d’autres… c’est vrai que fabriquer une revue indépendante, c’est mettre plein de casquettes, parfois un peu de travers, mais ça nous amène à nous poser certaines plein de questions aussi bien pratiques que théoriques, à entrevoir les différents métiers et savoir-faire liés à l’édition, à être au four et au moulin. Faire une revue comme Papier Machine, c’est beaucoup de travail, et ça ne s’arrête jamais puisqu’à la recherche des contributeurices suit le travail d’édition, de graphisme, de communication, de diffusion (et ça c’est une énorme part du travail sans quoi ça n’a pas de sens, mais pour lequel on manque toujours de ressources), à quoi s’ajoutent l’administratif et les demandes de subsides. Une revue n’est pas sortie que l’autre est déjà en cours. Je crois que notre force c’est que notre curiosité s’étend jusque dans les tableaux Excel ! Cela dit, on a bien besoin d’une sieste et elle est prévue pour 2026. Histoire de laisser décanter toutes ces années et de voir ce que ça donne, de n’être ni au four ni au moulin. Enfin… Papier Machine ce sont aussi des lectures/performances, des ateliers et une petite collection de livres, À l’Est du Doute, dont on se dit qu’elle mériterait de grandir, avec des livres qu’on aurait écrits et d’autres qu’on aurait accompagnés. Mais on va commencer par faire la sieste, histoire de rêver la suite, et puis on verra bien quel chemin on prendra.