« Anthropoides Paradiseus » est gravé au centre de la couverture dure du dernier ouvrage d’Isabelle Evertse (le nom de l’artiste est gravé également au dos de l’ouvrage), juste gravé en petite taille de frappe dans une couleur indéfinissable (qualificatif à utiliser aussi pour ce livre, qui semble ne pas en être un).
Comment sculpter la matière photographique ? Comment rendre visible ce que vous êtes ? Comment rendre visible ce que vous êtes devenu ? Comment rendre visible l’âme humaine avec des images ?

Indigo, mauve, violet, cette couleur difficile à déterminer conditionne tout l’ouvrage. Ce dernier terme reviendra toujours, car il semble être le plus approprié pour qualifier cet objet en trois dimensions. Ceci n’est pas un livre de photographies.
La vie de la maitresse d’ouvrage constitue, sans nul doute, la meilleure clef de l’énigme. Mais à quoi bon la révéler. L’ouvrage ne s’épuise jamais. Il questionne en permanence le regardeur. Les indices sont parsemés dans des formes quadrilatères. Venir, revenir. Voir, re-voir. Re-garder. Garder en mémoire. Rébus.

Quelle serait la place de la photographie dans une vie ? Question de méthode. Isabelle Evertse invite à la délicatesse dès la première image : il faudra être sensible, intuitif, éveillé, comme le touché raffiné, doux, sensuel d’un téton.
La première image que dépose l’artiste en ouverture, est une reproduction d’une célèbre peinture, Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs (un tableau d’un auteur inconnu de l’École de Fontainebleau). Le sein gonflé symbolise la grossesse. Déjà, de précieux indices sont livrés dès l’entrée. Il faut essayer de les saisir avec délicatesse comme le geste érotique entre les deux sœurs. Cependant, comme dans l’érotisme, tout n’est pas rationnel. Et là réside la possibilité de caresser (tactilement et visuellement) une sculpture sans fin : cette dernière n’étant qu’une étape de la vie, entre passé, présent et futur. Comme les livres d’antan, deux pages sont attachées (autrement dit, les feuillets sont pliés et reliés, mais non massicotés. Le charme de tels livres : l’avancée de la lecture passe par la coupe, avec les doigts, elle laisse les « éraflures » d’une déchirure imparfaite et si personnelle, marque page ancré dans le papier), le regardeur est tenté de les détacher avec un coupe-papier.

Mais, il n’en fera rien, car il comprend immédiatement que l’artiste a joué avec la matière, la transparence et que ces double-pages contiennent, peut-être, la fameuse couleur de cet oiseau symbole de l’Afrique du Sud, lequel a donné son nom à l’ouvrage (appelé aussi Blue Crane). En français, il est appelé Grue de paradis, une espèce de grands échassiers de la famille des Gruidae. Il est quasi-endémique en Afrique du Sud. Il apparaît sous la forme d’un mobile dans cet ouvrage. Sur le recto, sur la page blanche sera posée la photographie. Sur le verso, sur la page teintée, le verso blanc de la photographie du recto.
Aucune superposition d’images n’est donc possible ; mais des transparence, des jeux de lumières comme les nombreux clairs-obscurs photographiques rendant le quotidien si beau, si élégant, si agréable, sont obligés et non permis (Je ne reviendrais pas sur chaque photographie prise par l’artiste, leur qualité est symptomatique du travail d’Isabelle Evertse, nourri de références visuelles de l’histoire de l’art, à cheval sur deux cultures, occidentale (européenne et anglo-saxonne) et sud-africaine). Cette sculpture renvoie à l’image rétro-éclairée des vitraux (d’ailleurs une des photographies représente la lumière colorée au sol d’un vitrail – ce que je vois est en fait, la découpe ensoleillée des fenêtres sur un tapis. Cette confusion perceptive témoigne de ce que j’essaie d’expliquer), devenue désormais la norme de vision de l’image avec les smartphones, ordinateurs portables, tablettes, et tous les écrans.

L’ouvrage travaille la place de la photographie actuelle avec les moyens du livre (medium ancestral désormais), tout en racontant une histoire, celle de l’artiste. L’enfant est le lien entre les générations. Les parents, ceux de l’artiste, notamment la figure du père, et la mère qu’est devenue Isabelle Evertse. Le premier livre de cette photographe raconte sa vie avant d’être mère, d’une certaine façon, autrement dit le travail de mémoire avec son père, sa famille, son pays natal, son exil. Et tout ceci déjà, en prenant le temps, le soin de choisir une forme adaptée à son propos. Ce livre est une enveloppe, contenant les échanges épistolaires, les souvenirs, et déjà il trace une étape dans la vie de l’artiste – j’ai cherché où se cache mon enveloppe, mais je ne la retrouve plus dans le trop de livres éparpillés dans tout le petit appartement. Tant pis. Je le connais. Ma mémoire est encore vive- . Ici, dans cet ouvrage, la vie est plus dense, accomplie, l’artiste est maintenant parent. Alors de l’introspection révélée dans l’enveloppe minimale sophistiquée, Isabelle Evertse choisit une autre forme plus massive pour évoquer cette nouvelle tranche de vie. Un livre broché atypique. Ce n’est pas un photobook. C’est une sculpture.

Pour ne pas dévoiler les aller-retour du récit construit, déconstruit, reconstruit dans un chemin de fer original, pêle-mêle, je livre : enfance, album de famille, filiation, migration, nature, famille, héritage, paysage, exil, parents, mémoire… à vous de faire votre puzzle. Ce qui questionne le plus, c’est le jeu permanent entre le contenu des photographies des pages visibles et la forme blanche, vide, des rectangles, verticaux, horizontaux dans les pages intérieures non ouvrables. Autant d’interrogations reposant sur une pluralité de concepts : image fantasmée, image pensée (Walter Benjamin), image cachée, image manquante (Georges Didi-Huberman), image à venir… Illuminations. Autant de saint suaire. Isabelle serait une Véronique moderne. Elle se « met à nu », une nudité plus nue que celle corporelle : ici c’est son âme, ses ressentis, ses doutes, ses peurs, ses craintes, ses désirs, son intimité…

Les rêves se réalisent aussi bien en noir et blanc qu’en couleur dans nos imaginaires. Isabelle Evertse sculpte tous les formats, moule les images, en plâtre (noir et blanc), en composition (couleur), en les découpant (images de son enfant, de ses parents, comme si la césure permettait de les rapprocher, grands parents et petit-fils), en re-vitalisant des archives de ses albums de famille (tirant des traits noirs dessus (addition) ou découpant des losanges blancs sur le visage d’un adolescent tirant à la carabine (soustraction))… En décidant une forme rigide, le cadre du livre relié tapissé, en injectant dans la masse cette couleur violette indigo, certes indéfinie, mais si charnelle au toucher et au regard, laquelle traverse tout l’ouvrage et, comme un virus, contamine les quelques écrits, terminant l’ouvrage. Les cristaux d’aragonite évoqués dans une double page, vers la fin de l’ouvrage, annoncent les ultimes indices contenus dans des textes, clôturant la déambulation visuelle. Après avoir succombé à la contemplation des images bien réelles, reproduites, et à la création de celles fantômes, ce qui a été imaginé et/ou ce qui pourrait advenir dans ces cases blanches dessinées à la règle sur fond blanc (Isabelle Evertse relie l’art photographique à l’art aussi bien contemporain, moderne (comme le Suprématisme) qu’à celui classique avec les nombreuses références picturales, les ambiances caravagesques, les clairs obscurs d’un Fantin-Latour etc), la dernière image est bien un écran blanc, l’écran de nos projections, des projections de cette femme photographe, du même format (quasiment) que la première reproduction du tableau ouvrant nos hallucinations sensibles, sensuelles, concrètes (oxymore comme l’ouvrage que je critique ici), réelles (autre oxymore). L’écran ne reste jamais très longtemps vierge. Les pensées le remplissent vite. Et sur des pages recto-verso sans mystère intérieur dissimulé (auparavant, le regardeur est bien contraint à entre-percevoir (percer et voir entre, c’est ce que le regardeur a tenté de faire juste avant), le titre énigmatique est expliqué par une définition. Et une courte nouvelle, intitulée « Man flu » de Aaron Schuman, provoque une autre lecture possible de ce qu’Isabelle Everste a tenté de nous dévoiler, une tranche de sa vie, prise entre le passé, le présent et l’avenir. Le couple est le cœur de cette courte histoire, en deux pages et demie. Y-a-il un lien avec l’oiseau sud-africain ? Assurément. Tissage. Métissage. Ecriture. Photographie. Sculpture.

Serait-ce un « Do it yourself » très sophistiqué (pas aussi simple que les jeux d’enfants si chers à Andrew Wahrola) ? Enigmatique, irritant peut-être pour certains, l’intrigue résiste, les tensions pèsent forçant à creuser ce que l’artiste veut signifier, comme si nous devions allonger l’ouvrage sur le divan du psychanalyste (malheureusement, ou heureusement, une sculpture ne parle pas…) et celui ci ne se donnera pas au premier regard, même si des photographies, elles se donnent du fait de leur qualité plastique indéniable, nous n’en serons pas plus. Isabelle Evertse confectionne, à travers cet ouvrage (et grâce à un éditeur bienveillant permettant ce type de sculpture), encore, une forme inédite avec ses photographies et des images empruntées, au service d’un récit inassouvi, toujours en devenir, des origines à un au-delà en cours de vécu, de construction… (le regardeur place, déplace les analogies et crée un sens possible, peut être éloigné de l’intention première de l’artiste).
Ces quelques mots sont bien faibles par rapport à l’étrangeté de ce monolithe que j’ai regardé, vu, re-gardé, re-vu, lu, re-lu… et dont je pense n’avoir pas fait le tour encore, et pourtant sa couleur indéfinissable, désormais irrigue mon cerveau. Une œuvre inépuisable.