Isabelle Giovacchini, Plongées, fragments, répliques

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Plongées, fragments, répliques

Exposition d’Isabelle Giovacchini, au Centre Photographique d’Île de France du 28 septembre au 21 décembre 2025.

Le site du Centre Photographique d’Île-de-France

Le site d’Isabelle Giovacchini

Au Centre Photographique d’Île-de-France, Isabelle Giovacchini invite à regarder et à penser, dans leur matérialité, photographies issues de fonds iconographiques, objets et images trouvés. Elle les sélectionne, en expérimente les processus de reproduction, argentique, numérique, reprographie, attentive à l’inattendu, à l’accident, aux apparitions et disparitions liées au temps dans leur capacité à faire émerger des narrations indéterminées, troubles et lacunaires de l’invu. 

Dans ce travail de transfiguration photographique, la lumière, objet et source d’expérimentation pour son potentiel d’artificialité, concoure, dans le détournement du sens, à des fictions documentaires plus ou moins mystérieuses. En Leçons de ténèbres (vidéoprojection en boucle, 2011), irradiations et taches de lumière se reflètent sur une image collectée, noir et blanc, du soleil, l’entourent d’un nimbe lumineux instable. Des torches hors champ tenues à la main animent la reproduction de l’étoile de forces gravitationnelles provenues de l’inconnu, de ce qu’on peut, peut-être, observer des ténèbres. 

Isabelle Giovachini, Leçons de ténèbres, 2011 Adagp, Paris, 2025

Ébloui sous la lampe à balayage d’une photocopieuse ou la source lumineuse d’un scanner, le miroir intact ne renvoie que du noir, fusionnant, dans l’absence plane d’image, le reflet et ce qu’on en perçoit. Les défauts, le vieillissement et les accidents de la surface réfléchissante au mercure et du support – tain piqué, bords altérés, rayures, brisures, abrasion, oxydation, scintillements, effets dus à l’épaisseur du verre, traces de manipulation… – , s’accentuent de visibilité, s’épanchent ou explosent en taches, en traits et en formes de couleurs, juxtaposés ou mêlés, comme autant de fantômes d’une matérialité irréelle. De ce test expérimental des limites de la capacité à faire image des appareils de reprographie, Isabelle Giovacchini tire Vif-Argent (tirages au jet d’encre pigmentaire 2025). Pure abstraction du vide d’un au-delà du miroir et d’une histoire physico-chimique à réveiller, l’erreur chromatique d’une absence de la représentation questionne la spécularité de l’imaginaire en abstractions ou en paysages et galaxies de l’invisible. Poussant l’expérience dans Les Métamorphoses (tirages au jet d’encre pigmentaire, 2024), Isabelle Giovacchini scanne les daguerréotypes abimés de la collection de la Société française de Photographie. Les plaques altérées, qui ont perdu, partiellement ou totalement leur figuration et leur capacité à réfléchir le regardeur, échangent sous la lumière du scanner les nuances de noirs et de gris en effets colorés où prennent forme en images flottantes leur dégradation et leurs manipulations, rayures, corrosion, traces de doigts… La mémoire matérielle révélée réactive les questionnements anciens sur le médium et le temps spectral de la photographie lorsqu’apparaissent, nimbées de leur effacement, les traces de la disparition d’un portrait ou d’un paysage. 

Isabelle Giovacchini, Vif-argent, 2022-2025 Adagp, Paris, 2025
Isabelle Giovacchini, Les Métamorphoses, 2023-2024 Adagp, Paris, 2025 – 04

Présenté comme un prologue à l’entrée de l’exposition, Nemi (Variations multigrades, polaroïds Diana assemblés sur les filtres Ilford Multigrade, 2023) introduit le visiteur à la mémoire du pittoresque et de ce qu’il recèle d’histoire et de débats interprétatifs. Le point de vue depuis le belvédère du village surplombant le lac de Nemi, près de Rome, est celui d’une carte postale, que le visiteur peut emporter à la sortie de l’exposition, déclinée en treize vues successives colorées par l’utilisation des filtres Multigrades placés devant l’objectif.

Isabelle Giovacchini, Nemi (L’occhio), 2025 Adagp, Paris, 2025

À la suite, la série Nemi (2020-2025) anime le long mur du Centre d’art d’une intrigue archéologique toujours d’actualité : la fouille par assèchement du lac volcanique de Nemi sous l’impulsion de Benito Mussolini, le dégagement et la restauration en 1929-1930 de deux navires de Caligula dédiés au culte de Diane, leur exposition dans le musée construit sur le bord du lac et l’incendie du musée en juin 1944 après avoir été réquisitionné pour abriter des réfugiés. Présentée comme la vague d’une fresque cadencée par l’alternance d’images collées ou accrochées au mur et de vitrines muséales, l’intrigue engage le regard du visiteur à suivre le mouvement de tirages et de reproductions, argentiques et jet d’encre, de différents formats et de différentes époques, à s’approcher, à prendre du recul pour observer, dans le doute, en absence de cartels, les photographies du lac, des plongeurs, des bateaux émergés…, à plonger pour découvrir le livre des fouilles de Guido Ucelli, créateur du Museo Nazionale della Scienza e della Tecnica Leonardo da Vinci de Milan, Le Navi di Nemi, les documents et les répliques, les images et les objets glanés… Pastiche d’une mise en scène de recherche, où les archives, conservées au musée, la documentation scientifique, les images réalisées par l’artiste, les objets collectés ou reproduits se nourrissent mutuellement ; l’installation joue du trouble et du brouillage des strates, multipliant et croisant les récits possibles : histoire antique de la construction, de l’utilisation des palais flottants et de leur destruction par immersion ; fouilles et propagande archéologique mussolinienne ; dispersion des artefacts ; construction, destruction et restitution du musée et des maquettes. La fiction poétique et documentaire restitue et réinvente les mystères du site dans les entrelacements complexes des fragments, des traces et des indices et de leur interprétation ; elle pose en doute ce qui fait récit d’histoire, documentation scientifique et restitution muséale, laissant la question ouverte à l’imaginaire. 

En écho avec le sanctuaire de Diana Nemorensis, Isabelle Giovacchini utilise la photographie noir et blanc de profil d’une statuette votive de Diane tirée des archives du Museo Leonardo da Vinci. En une suite de dix photographies argentiques (Nemi (Études d’un culte), 2020), elle utilise les passe-partout pour en fragmenter et animer la représentation, laissant supposer la présence spectrale de l’image d’archive derrière le carton. L’attention portée sur les mains de la déesse – peut-être le portrait de Drusilla –, et sur les petits personnages installés en ronde à ses pieds dans un halo à dominante chromatique rouge – obtenu par le placement du doigt de l’artiste devant le flash lors de la prise de vue –, esquisse l’image et la narration d’un rituel, infiltrant la part de fiction dans le débat interprétatif. 

Hors de toute fonction représentative, l’installation, composée de huit socles noirs, surmontés de vitrines cubiques en plexiglas (Lapidaires [Un désœuvrement], 2011) protégeant des monticules d’or, scénarise en trois dimensions la disparition des rehauts d’or des attributs des personnages de la Disputa nella sinagoga de Fra Filippo Lippi. En revisitant les effets supposés du temps sur la fresque du Duomo de Prato – et la restauration d’une sacralité incertaine de l’image –, Isabelle Giovacchini évoque-t-elle au poids de l’or ornemental la querelle des icônes ou la pesée des âmes ? La disparition fait-elle image ?

Isabelle Giovacchini, Lapidaires (un désœuvrement), 2011 Adagp, Paris, 2025

Quand fond la neige (tirages argentiques partiellement effacés, 2014-2017), taches blanches et lisses dans l’écrin montagneux du Parc national du Mercantour, les lacs semblent avoir été dissouts par la fonte des neiges. En interrogation, le blanc miroitant de la surface négative de l’image noir et blanc, issue de la photothèque du parc. Effacés à l’aide de ferrocyanure de potassium – utilisé en retouche argentique pour affaiblir l’image –, les lacs montagnards se métamorphosent en images fictions d’un manque engloutissant les légendes et les superstitions que porte leur toponymie, appelant peut-être, dans leur irréalité, d’autres narratifs de l’histoire des paysages et de leur évolution contemporaine.

Isabelle GIovacchini, Quand fond la neige, 2014-2017 Adagp, Paris, 2025

L’expérimentation des apparitions et des disparitions donne à voir, à imaginer et à penser les mystères et la capacité d’imprévu des images et de leur reproduction, dont le sens indéterminé de la représentation est porteur de multiples déplacements interprétatifs et narratifs de la figuration et de la non-figuration.