Dans le cadre de la Saison France–Brésil 2025, le Frac Poitou-Charentes présente l’exposition Eaux souterraines : récits en confluence, du 23 mai au 28 septembre 2025 à Angoulême. Conçue par Irene Aristizábal, Ana Roman et Catalina Bergues, en partenariat avec l’Instituto Tomie Ohtake à São Paulo, elle réunit douze artistes et collectifs : Marcos Ávila Forero, Minia Biabiany, Vitor Cesar & Enrico Rocha, Coletivo Coletores, Julien Creuzet, Rastros de Diógenes, davi de jesus do ascimento, Barbara Kairos, Daniel de Paula, Shivay la Multiple, Capucine Vever et Luana Vitra.
Les œuvres réunies, issues de différents horizons artistiques et géographiques, entrent en résonance sans se confondre, comme des ondes traçant des cercles à la surface de l’eau. Si les eaux sont souterraines, les œuvres en font ressurgir les histoires, les gestes, mais aussi les blessures, qu’il s’agit de comprendre puis de soigner en appliquant ou en réinventant les rites nécessaires.
L’eau appartient à un circuit : qu’elle soit pluie, fleuve, rivière, elle est aussi une globalité et finit par se rassembler – les gouttes de pluie rejoignent les cours d’eau et ces derniers se rassemblent avant de plonger dans les océans. Ici, l’exposition propose de partir de deux affluents, qui paraissent, à première vue, géographiquement éloignés, mais dont les histoires se lient très vite : la Charente qui se jette dans la Garonne puis dans l’océan et Pinheiros, rivière brésilienne.
Souvent, l’eau efface les traces, nettoie sur son passage les empreintes du temps. Pour l’artiste Capucine Vever, il s’agit de faire ressurgir ce qui a été enfoui, en l’occurrence, l’histoire de la traite négrière en Nouvelle-Aquitaine. Des sculptures réalisées en argile et limon de la Garonne s’élèvent dans un coin, marquées des traces de cordes qui y ont été nouées et serrées, pour amarrer les bateaux servant au commerce triangulaire, mais également pour étrangler et tuer. L’installation met à disposition des casques dans lesquels écouter des textes issus d’archives de la traite négrière. Déclamées de plusieurs voix, elles rappellent que ces histoires sont universelles : elles nous appartiennent à tous et à toutes. Nous partageons nos cours d’eau et nos passés.

Plus loin, sur le fleuve Atrato, Marcos Avila Forero réactive, avec un groupe issu d’un peuple de descendance Afro-colombienne, une pratique consistant à faire de la musique à partir de l’eau. Auparavant, les sons produits servaient à prévenir les alentours d’un danger. Les participants font corps avec le fleuve, battant des mains à sa surface, creusant dans l’eau pour produire différents sons, apprendre ensemble à garder le rythme et transformer les sons en langage. Leurs paroles sous-titrées décrivent l’apprentissage qui se fait ensemble ; comme le dit l’un d’entre eux « je me laisse porter par l’émotion » (I get carried away by the emotion). Les émotions, les gestes s’unissent et font contact à travers l’eau.

La musique produite offre par inadvertance une bande-son à l’installation de davi de jesus do nascimento, un diptyque vidéo et une photographie où l’on voit l’artiste faire corps avec une sculpture issue de la proue d’un navire ; il la berce dans le fleuve, danse avec elle, la nettoie, la porte telle un totem ou un enfant, avec attention. À travers cette figure, c’est tout un peuple, une civilisation entière, qu’il paraît porter et soigner. La photographie analogique, dans ce noir et blanc propre aux images d’un autre temps, s’inscrit dans un héritage reçu et un jour transmis. Sculpture hybride attachée à la tête des bâteaux pour les protéger, la carranca est le symbole de l’histoire, de la culture et des traditions du peuple des rives du São Francisco, qui revient sans cesse dans l’œuvre de l’artiste.
![davi de jesus do nascimento, Corpo-embarcacão [Corps-vaisseau], 2019, photographie analogique, 50 x 40 cm © Frac Poitou-Charentes – Photo : Aurélien Mole](https://i0.wp.com/www.lacritique.org/wp-content/uploads/2025/07/nascimento_2019_Corpo-embarcacao_photographie_Eaux-Souterraines-2025_025_c_Frac-PC_Photo-Aurelien-Mole.jpg?resize=768%2C1024&ssl=1)
Ce travail parmi d’autres dit l’imbrication qu’ont les peuples avec leur environnement proche, cours d’eau mais aussi terre, montagnes, forêts – ces entités contre lesquelles la société moderne a creusé des frontières, créant un dualisme entre la nature d’un côté, les êtres humains de l’autre. Ces actions en justice visant à protéger les éléments de la nature participent à la construction et à la reconsidération de leur statut et ce, dans le monde entier. Ainsi, depuis 2011, des cours d’eau en Équateur, en Colombie, en Inde et en Nouvelle-Zélande ont été reconnus comme entités juridiques. L’enjeu est de donner un statut, reconsidérer pour mieux sauvegarder et protéger, voire sauver ces écosystèmes.
Cette évolution du droit à l’environnement nous fait revenir à un fait fondamental : nous sommes aussi la nature. Avec pour preuve, les conséquences de l’industrialisation et du capitalisme sur l’environnement tout entier.
Dans ce sens, les œuvres de Minia Biabiany disent la connaissance et la conscience que nous devons exercer vis-à-vis de nos territoires. J’ai tué le papillon dans mon oreille est un dessin en terre de motifs de filets de pêche, surplombé de longs colliers. Les matières et les formes nous amènent à prêter attention aux endroits où l’on pose nos pas – plus généralement aux conséquences de nos actions. La terre s’effrite et se disperse vite. Plus loin, est disposé un bassin d’eau noire, référence aux pesticides utilisés pour traiter ce qui nous nourrit. En contradiction avec la terre aride disposée au sol, la vidéo Pawòl sé van est tournée dans une végétation humide et verdoyante. L’artiste y propose d’écouter les rythmes dans un coquillage ; de prêter attention aux choses et aux différentes strates du passé qu’elles portent en elles.

De manière générale, les œuvres d’art transmettent de manière poétique des informations et visions du monde. Sans citer ici toutes les pièces présentées dans l’exposition – car si chacune mérite qu’on s’y attarde précisément, la variété des œuvres permettra à chacun·e de sélectionner celles avec lesquelles émerge une affinité – on comprend qu’elles partagent toutes une volonté de mémoire, de transmission et de réparation.
De même que le monde juridique qui reconnaît peu à peu les cours d’eau ou les forêts comme entités porteuses de droits, l’art participe à cette évolution en faisant ressurgir des liens sensibles et des histoires souterraines.