Les Habités, l’art premier et l’art brut en dialogue
Exposition du 06/09 au 07/10/2025
Galerie Christian Berst
5-7 passage des Gravilliers 75 003 PARIS.
Christian Berst a demandé à deux amis collectionneurs passionnés d’art brut et d’objets en provenance de cultures non occidentales, Daniel Klein et Antoine Frérot, d’organiser à l’occasion des vingt ans de sa galerie une exposition de rentrée intitulée Les Habités.
Confronter art brut et art premier semble une évidence : le dispositif fonctionne bien. Breton était coutumier de telles rencontres dans sa collection personnelle. Qu’un art sans frontières – poupée kachina, sculptures, statues et masques en provenance d’Afrique ou d’Océanie – puisse être en affinité avec la singularité des productions d’art brut ne tient pas seulement à des critères formels, à leur simplicité expressive élégante qui avait réjoui des artistes modernes comme Picasso, Brauner et d’autres. C’est surtout à la catégorie confuse d’un « art magique » que tentait de définir Breton dans son livre de 1957 que renvoie cette confrontation. Les difficultés que Breton avait alors rencontrées ne sont sans doute pas pour rien dans le succès de la catégorie d’ART BRUT inventée dix ans auparavant par Dubuffet, laquelle coupe court à toute idée da la fonction et de la force spirituelle de ces productions spontanées, même de celles des spirites.
Cohabitation fructueuse
Pour Christian Berst, les correspondances entre ces deux formes artistiques renverraient à deux sortes de mythologie : les « mythologies individuelles » des bruts se séparent au XXe siècle de mythologies collectives, quand des artistes anonymes étaient des intercesseurs chargés de relier au sacré un groupe qui doit participer régulièrement à des rituels : les masques sont portés par des danseurs qui les animent. La statue « n’est pas l’idole mais la prière » pour Chris Marker, qui s’était élevé contre la muséification de ces objets cultuels pour des raisons anthropologiques ou même esthétiques car elle leur a fait perdre leur pouvoir, ce que montre le film Les Statues meurent aussi qu’il a réalisé en 1953 avec Alain Resnais. Il y a une affinité profonde entre des formes artistiques qui furent cantonnées dans l’art des fous, l’art « nègre » ou même l’art populaire.
« Les créateurs bruts attribuent à l’art le pouvoir “d’habiter le monde”, de le réparer, de construire des passerelles vers l’inconnu, le surnaturel, le sublime. “Premiers” et “bruts” exaltent la notion de secret et de sacré : c’est pourquoi elles nous paraissent profondément habitées » note Christian Berst dans la présentation de son exposition. Mais que signifie son intitulé « les Habités » ?
Manières d’être habités
Le fait d’être « habité » peut se dire aussi bien de personnes que d’objets. Les spirites en particulier ainsi que beaucoup de bruts se sentent habités par une force incontrôlée qui les pousse à produire sans cesse et en très grande quantité, comme le firent Wölfli ou Zinelli.
Des objets, sculptures, statues peuvent aussi être dits « habités » si l’on considère qu’ils possèdent une puissance, qu’elle soit positive – celle d’un pouvoir apotropaïque protecteur – ou négative : c’est là que se situe une pensée magique qui considère l’objet dans sa matérialité comme la résidence d’un esprit et non pas comme une forme symbolique qui l’exprimerait – ainsi, le poisson signifie le Christ pour un chrétien parce que le mot grec ichtus est la contraction de la formule Iesus Christus. Parce qu’elles manquent d’un ancrage symbolique commun, les figurations brutes, sans être insignifiantes, restent strictement individuelles, ce qui n’est pas le cas dans l’art premier qui peut cependant nous plaire même si nous ignorons quelles sont sa fonction et sa signification.
Des Individualités hors du commun
La notion de « mythologie individuelle » fut inventée par Harald Szeemann pour son exposition pionnière à la Dokumenta 5 de Kassel de 1972 qui réunissait des artistes contemporains avec des productions brutes issues du contexte asilaire. Elle n’a donc pas été réservée aux bruts, même si Szeemann considérait que Adolf Wölfli était le prodigieux créateur de sa propre mythologie. Certains artistes comme Joseph Beuys qui s’était inventé une légende et créé un personnage ou Christian Boltanski, qui se mettait en scène de manière fallacieuse et ironique, ont créé leurs mythologies personnelles par jeu.
Est-ce le cas des bruts ? La manière dont Aloïse a construit et représenté le théâtre de son univers lui a permis d’habiter un monde qui n’avait rien de commun avec le nôtre.
Si une mythologie n’est qu’individuelle et qu’elle cesse d’être le support de croyances et le cadre de rituels, elle nous reste étrangère et opaque. Des artistes, des poètes nous permettent « d’habiter poétiquement le monde » – pour reprendre la formule du poète Hölderlin – mais l’étrangeté radicale de nombreuses formes de l’art premier semble recéler des menaces, voire même des malédictions – quand bien même on ignore leur effet.
Carl Einstein considérait le masque comme une extase immobile et peut-être le moyen de conduire à l’extase, d’être habité par une force qui nous possède.
Celle des bruts se diversifie : Carlo Zinelli fait cohabiter dans ses dessins colorés d’étranges figures trouées avec des écritures énigmatiques comme dans procédé narratif, la Chinoise Guo Fengyi tente un protocole de guérison en s’inspirant de croyances populaires chinoises liées à l’énergie vitale du chi qong, Michel Nedjar capture et ramasse dans des lambeaux de tissus recroquevillés comme des reliquaires des forces intranquilles, etc., etc. La puissance de telles œuvres provient de ce qu’elles nous semblent habitées. Ce ne sont nullement des exercices formels dont la visée serait esthétique.
« Ce que nous fait l’art brut »
Pour fêter ses vingt ans, cette galerie d’art brut sort aussi un ouvrage collectif qui a réuni pas moins de 99 auteurs – des collectionneurs, des amateurs, des critiques, des personnes qui participent au « monde de l’art » – sommés de répondre chacun à leur manière à la question de savoir « ce que l’art brut nous fait ». Car on ne doit pas le définir abstraitement mais par son agentivité, laquelle opère avec une évidence immédiate difficile à mettre en mots. Les brèves réponses, allant d’une phrase à une page, partent dans de multiples directions : il ne s’agit pas de définir l’art brut mais d’assumer en toute subjectivité ce qui fait sa force et son pouvoir – un pouvoir à la fois critique et constructif. L’ouvrage dessine une constellation sensible et intellectuelle qui indique des directions différentes et ouvre un chantier à des réflexions encore à venir. Retenons pour conclure la formule de Antoine Frérot : « l’art brut me met au défi d’exister pour habiter le monde ».





