…Suite sans fin

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« Dimanche sans fin »
Centre Pompidou Metz
Du 08 mai 2025 au 02 février 2027
Retrouvez le catalogue et plus d’information concernant l’exposition sur le site du musée

Cet article poursuit celui où Christian Gattinoni a présenté en juin 2025 le démarrage de l’exposition au long cours de Maurizio Cattelan et de sa sélection dans les collections du Centre Pompidou. Chiara Parisi et son collectif de commissaires l’ont accompagné. Le tout donne un ensemble inconvenant et ludique, très pertinent dans son impertinence.

Que faire le dimanche ? Passer du temps en famille, visiter un musée, faire du sport ou aller en regarder, aller voir un film ou un spectacle, aller danser et faire la fête : le principe de plaisir domine, or n’est-il pas trop souvent absent d’une consommation culturelle qui se veut sérieuse comme s’il s’agissait d’apprendre, de comprendre, de se forger des connaissances ? L’exposition remet en question cet habitus devenu pesant en jouant avec les normes implicites de la répartition temporelle qui met le dimanche à part.

De l’art comme divertissement

Le « dimanche de la vie » est une expression du philosophe Hegel dans ses Leçons d’esthétique à propos de la peinture hollandaise dont il apprécie la « naïve gaieté et la joie spontanée » : « c’est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais ; des hommes doués d’une aussi bonne humeur ne peuvent être foncièrement mauvais ou vils », formule dont Raymond Queneau se sert d’exergue pour son roman éponyme de 1952. On connaît (mal sans doute) la thèse hégélienne d’une fin de l’art qui considère l’art comme un dimanche sans fin. Contrairement au travail qui occupe toute la semaine, le dimanche est un jour de loisir, une parenthèse. L’absence d’occupation sérieuse laisse place à la détente, au jeu ou à l’art comme divertissement.
Et l’idée que quelque chose soit sans fin ne veut pas dire qu’elle est interminable (ce que suggère l’anglais endless) mais aussi qu’elle n’a aucune finalité : un art sans fin est désengagé, sans finalité politique ni religieuse et il ne célèbre aucun sacré. L’art devient autonome et autoréférencé, ce qui pose problème. La question de savoir ce qu’est l’art se pose désormais. Qu’une banane scotchée sur un mur ait été mangée par des provocateurs croyant riposter à une provocation supposée montre bien que l’on se demande où est l’art : pas dans l’œuvre, puisqu’elle résulte d’un dispositif programmé, d’une opération indéfiniment répétable, plutôt dans le nom qui la désigne, Comedian (pourquoi pas scherzo, joke ou fun ?) mais surtout dans la question qu’elle pose de manière loufoque.
L’art est un champ ouvert à toutes sortes de divertissements que l’exposition inventorie. Cet inventaire inclassable se distribue par ordre alphabétique, avec en 27e entrée le Dimanche. On trouve partout de quoi se divertir. Des jouets : un Pinocchio revu et corrigé par Walt Disney, des poupées-figurines hyperréalistes – mode d’expression fréquent pour Cattelan. Le sport avec Stadium, un baby-foot de très grand format, et une liste des défaites des Anglais au foot dans l’esprit d’un monument aux morts. Le jeu, en particulier le jeu d’échecs qui ne laisse nulle place au hasard que pratiquait intensivement Duchamp avec sa table à jouer et La Partie d’échecs de Vieira da Silva (1943). La danse populaire avec Sonia Delaunay (Le Bal Bullier, 1913). L’installation de chaises vides, hommage à Café Müller de Pina Bausch, que la chorégraphe La Ribot a couvertes d’inscriptions… et bien d’autres surprises dont certaines sont encore à venir.

Maurizio Cattelan, Stadium, 1991 et The Wrong
Gallery, 2005. Courtesy Maurizio Cattelan’s
Archive
Sidival Fila, Mother Flower, 2025 et Daughter
Flower, 2025 – Collection de l’ artiste
Photo : © Centre Pompidou-Metz / Marc Domage
/ 2025 / Exposition Dimanche sans fin
Vieira da Silva

De l’humour comme distanciation

Distinguons l’humour sur l’art et l’humour dans l’art : depuis Dada l’humour fait bon ménage avec l’art, et Maurizio Cattelan est sans doute le plus humoriste des artistes contemporains. Susciter la surprise, voire le scandale, fait de lui à la fois un bouffon à l’ancienne dans la tradition italienne et un conceptuel radical à la Marcel Duchamp : un maître de la dérision qui fait un pied de nez au monde de l’art tout en en faisant partie. Plus désinvolte que rebelle, il a repéré ses prédécesseurs possibles pour que ses réalisations s’intègrent au mieux à l’exposition : en premier lieu la constellation surréaliste, avec Breton dont le dispositif d’exposition privé dans son atelier de la rue Fontaine appartient désormais au Centre Pompidou, Victor Brauner, des sculptures de Jean Arp, Tanguy, Max Ernst (Roi jouant avec la Reine, 1944) et celles plus récentes de Dorothea Tanning…
Il y a aussi du jeu dans la façon d’apprécier les œuvres : les symboles équivoques que proposent des œuvres ouvertes font de l’art un domaine où les regardeurs doivent abandonner une approche esthétique liée au jugement de goût pour oser se lancer dans des interprétations sans que l’une soit préférable à d’autres. Sans chercher de consensus, ce devenir individualiste fait perdre à l’artiste son prestige au profit d’une liberté que Maurizio Cattelan revendique moins pour lui-même que pour ceux que l’art (le sien ou un autre) attire. Être admiré, être vilipendé et même détesté ? Peu importe. C’est ce qui caractérise bon nombre d’artistes présentés dans l’exposition. Être dérangeant, insituable, n’appartenir à aucune école ni mouvement comme Monsù Desiderio, nom d’un duo d’artistes du 17e siècle nés à Metz dont l’œuvre a succédé au bas-relief antique dit La Gradiva – des artistes atypiques sans identité repérable se succèdent dans l’exposition. Étant donné sa durée, d’autres échanges auront lieu.

Monsù Desiderio, Vue panoramique du golfe de Naples et de Pouzzoles depuis la mer, 1623.
Huile sur toile, 71 x 273 cm
Courtesy of Giacometti Old Master Paintings, Napoli

De la mise en scène de soi

Plus que le portrait, l’autoportrait est une pratique artistique individualiste où l’artiste se dédouble en sujet et objet, action ou geste. Souvent des gestes (du salut hitlérien au doigt d’honneur) deviennent des emblèmes pour Cattelan. Les portraits et autoportraits choisis ne célèbrent pas l’individualité mais plutôt sa disparition comme pour Urs Lüthi. Des visages tourmentés de Francis Bacon aux grosses faces fantomatiques de Jean Dubuffet et aux masques « chairdâme » de Michel Nedjar, la présence au monde des êtres humains devient inquiétante, presque monstrueuse. Le masque, souvent mortuaire, sert à se dissimuler. Il s’agit moins de faire que de défaire, de figurer que de défigurer pour éprouver et faire éprouver une crainte.
Le soi fait l’objet d’une mise en scène souvent dérisoire : sa propre figuration rend Maurizio Cattelan omniprésent, surtout quand il se démultiplie en Spermini, mais il convient de séparer ses représentations grotesques de son art, des scénographies qu’il propose. Le décalage de l’humour exige de savoir rire de soi et ne pas se prendre au sérieux. Méfie-toi de toi-même ! est un précepte illustrant pour Cattelan le « syndrome de l’imposteur ». Mais la non-adhésion à soi, l’absence de confiance est la seule manière d’éviter la bêtise et l’outrecuidance. Quand Cyprien Gaillard expose en vrac comme des déchets les cadenas d’amour (love locks) qui risquaient de faire s’effondrer le Pont des Arts, cet archéologue du contemporain laisse les spectateurs libres de se réjouir (ou pas) de cette récupération. Que ces dérisoires symboles d’éternité soient si prompts à disparaître l’amuse.
L’humour, cette politesse du désespoir, est d’autant plus nécessaire que le monde n’est pas drôle : l’actualité comme l’histoire récente nous interdisent semble-t-il toute légèreté. La violence (Sunday, série de grands panneaux plaqués or criblés de balles) la banalité du mal, la guerre omniprésente, la guerre toujours déjà là… ce qui fait du dimanche un horizon de paix salvateur. Le rire est une réaction de défense devant ce qui nous consterne ou ce qui nous concerne de trop près. Dénégation, dérision, on éprouve parfois un malaise sans avoir la distance nécessaire à la critique, mais le rôle de l’artiste est d’oser approcher des zones d’inconfort voire de braver des tabous. Le repos du guerrier comme de l’artiste doit se mériter.

Maurizio Cattelan, Mini-Me, BLENHEIM PALACE, 1999
Maurizio Cattelan’s Archive
Photo Zeno Zotti, 2019