On se souvient de ce qu’avançait Friedrich Nietzsche, dans Humain, trop humain : « Pour finir, nous sommes et resterons amis de la musique, comme nous restons amis du clair de lune. Ni l’un, ni l’autre ne veulent évincer le soleil – ils veulent seulement, aussi bien qu’ils peuvent, éclairer nos nuits. Mais il nous sera néanmoins permis, n’est-ce pas ? de plaisanter et de rire à leur propos ? Un peu tout au moins ? Et de temps en temps ? À propos de l’homme dans la lune ! Et de la femme dans la musique1 ! ». Pareilles sottises ont été proférées à propos de Picasso. Que n’a-t-on pas lu quant aux femmes de l’artiste ou pire, Picasso et LA femme ?
Annie Maïllis, commissaire de l’exposition présentée au musée Estrine2 a su, comme le philosophe, se rire de tous ces lieux communs et nous propose un formidable parcours à travers des œuvres de Picasso et des documents photographiques retraçant avec minutie des moments de la vie du peintre. Le titre même de l’exposition, Éros dans l’arène de Picasso en est le fil conducteur. Le sous-titre également : Entre art populaire et art contemporain, puisque des artistes ont été conviés à prolonger, visiter et revisiter l’œuvre du peintre. Voilà donc une exposition qui mêle le haut et le bas, le Grand Art et tout ce qui est commun (sous-bocks publicitaires ou encore la cape de parade que Picasso dessina et que porta dernièrement le torero Saül Jimenez Fortes), des formes artistiques diverses, allant du montage photographique au constat documentaire en passant par des lignes tracées sur cette cape qui suggèrent un prénom, celui de la fille du peintre (Paloma), et une colombe (paloma) qui cerne un visage de femme, Françoise Gilot. Car bien sûr la femme, dans sa représentation formelle, est bien présente comme les taureaux de combat, les chevaux, les picadors, c’est-à-dire tout ce qui traverse l’œuvre de Picasso. On peut notamment y voir une huile sur le couvercle d’une boîte à cigares, titrée Le Petit Picador jaune qu’il a réalisée en 1889 alors qu’il n’était âgé que de huit ans.



C’est en quelque sorte une peinture programmatique qui annonce les lithographies futures. La corrida est bien sûr au centre de l’exposition car elle l’est dans toute l’œuvre de Picasso, à travers l’alliance entre le toro et le cheval : union, ligne, trait d’union au point que parfois on ne distingue aucune des bêtes, qu’on ne sait plus rien du toro qui devient cheval, ou du cheval devenant toro. Qu’importe que ces unions soient sérieuses ou pas, définitives ou non. Elles sont toujours éphémères, le temps d’une course, le temps d’un dessin. Ce qui n’altère en rien à leur efficacité. Au contraire. Elles forment des blocs, des noces3 et confortent les alliances. Ce ne sont pas des annexions. Il ne s’agit pas pour le toro de devenir cheval et réciproquement. Ni l’un ni l’autre n’échange leur être pour un autre être. Ici on ne vend pas son âme au diable. Alliance donc par voisinage, c’est-à-dire encore liane, tel l’art de la tresse dans le récit d’Ovide4 nous racontant l’histoire d’Hermaphrodite et Salmacis, tous les deux enlacés pour ne faire qu’un. L’indécidabilité est totale. Là, dans le texte latin, pli du berger, pli de la nymphe. Ici, dans l’exposition, pli du toro, pli du cheval. Nul ne peut dire qui est l’un et nul ne peut dire qui est l’autre. L’exposition montre cet insaisissable entre deux, la confusion des genres et des espèces. Entre trois également car parfois s’insinue dans la tresse cheval-toro, le corps d’une femme, par exemple Marie-Thérèse-en-femme–torero. Ce ne sont alors que morceaux de corps rassemblés, mélange de corps coupés, jambes, pieds, sabots, seins, cornes, crinière qui se prolonge en chevelure pour être à nouveau crinière. Le montage est à l’œuvre, efficace, subtil, érotique. Ce ne sont que des emboîtements de formes qui dessinent une arène, lieu tragique des combats, entre des formes animales, des formes féminines, des formes mythologiques que Picasso se plaît à convoquer.

Si « les mythes se pensent entre eux » (Claude Lévi-Strauss), les œuvres artistiques et leurs pulsions de vie, également. On sait la curiosité de Pablo Picasso pour les peintures rupestres où les figures animales s’imbriquent les unes dans les autres, où la paroi devient en quelque sorte palimpseste recueillant tout un bestiaire mythique. L’exposition au musée Estrine soutient pleinement ce registre-là.
Voilà des gravures, des peintures, des objets, des livres et des cartes postales, voilà d’autres documents, des dessins et des photographies qui s’interpénètrent créant alors un somptueux et harmonieux concert. Au spectateur d’agencer entre elles les œuvres comme le spectateur-aficionado comprend ce qui se passe sous ses yeux, dans une arène.

Éros dans l’arène de Picasso
Entre art populaire et art contemporain
Musée Estrine
Saint-Rémy-de-Provence
21 juin — 21 septembre 2025

Éros dans l’arène de Picasso
Entre art populaire et art contemporain
Annie Maïllis
Lienart éditions
ISBN 978-2-35906-469-8
23 euros
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- Friedrich Nietzsche, dans Humain, trop humain, « Le voyageur et son ombre. 169 – En amis de la musique », NRF, Gallimard, (traduit de l’allemand par Robert Rovini), 1968. ↩︎
- Éros dans l’arène de Picasso (entre art populaire et art contemporain), commissariat Annie Maillis, Musée Estrine de Saint-Rémy-de-Provence, 21 juin – 21 septembre 2025. ↩︎
- Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980. ↩︎
- Ovide, Les Métamorphoses, IV 370-380, Éditions de l’Ogre(traduction du latin par Marie Cosnay), 2017 : « comme quand on mène deux branches sous une écorce, elle se joignent en croissant, se développent ensemble. Ainsi, lorsque les corps sont unis, d’un ferme embrassement, ils ne sont pas deux, mais une forme double, on ne peut dire ni fille ni garçon. Aucun des deux et les deux à la fois » ↩︎