Sophie Zénon, L’herbe aux yeux bleus, Asinerie, Centre d’Art et de Nature du Domaine de Chaumont-sur-Loire
29 mars – 2 novembre 2025.
Plus d'informations sur le site du domaine de Chaumont-sur-Loire
Elles ont été identifiées et nommées, Geranium pratense, Potentilla norvegica L., Sisyrinchium montanum Greene, Bunias orientalis…, dans une langue ancienne qui voulait dire la scientificité universelle de la classification botanique. Elles sont visuellement plus ou moins communes, mais leur nom ordinaire, géranium, potentille, bermudienne, scirpe, crépide, alysse, panicaut…, variable d’un lieu à un autre, ne fait la plupart du temps sens, en dehors des botanistes, horticulteurs, jardiniers, herboristes…, que lorsqu’il désigne certains cultivars des jardins et fleurs en pot. Souvent le promeneur ou le passant, aux bords d’un chemin ou d’une route de campagne, dans un champ cultivé ou une prairie, une friche, dans les fissures d’un trottoir ou d’un vieux mur, en habitué de l’insignifiance des adventices, n’y prête que l’attention diffuse d’une image colorée.
Pourtant leur nom commun, pour peu qu’on s’y arrête, est énigme, échappée vers une certaine perplexité. Pourquoi celle-ci est-elle « de Norvège (norvegica L.) », celle-là « de Nîmes ou du Gard », et ces autres « des cosaques », « des montagnes » (de quelles montagnes lointaines ou proches ?)… qu’ont-elles à voir avec les Bermudes, le porc sauvage amateur de racines ou le bec de grue ?
L’herbe aux yeux bleus, le titre de l’exposition, ouvre l’imaginaire à ces questions et aux correspondances poétiques, aux bifurcations de la perception et à la mémoire cinématographique ; et le visiteur, découvrant à l’entrée de l’Asinerie du château de Chaumont – un lieu qui résonne avec le voyage des plantes – de s’interroger sur le sens de la métaphore anthropomorphe attachée ainsi aux plantes obsidionales.

L’HERBE AUX YEUX BLEUS
Vues de l’exposition au Domaine de Chaumont-sur-Loire. 2025.
Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII
Le mot évoque les sièges militaires, les monnaies frappées dans les villes assiégées, les couronnes d’herbes et de fleurs sauvages offertes par les légions romaines à la levée d’un siège… Après les guerres napoléoniennes et la guerre franco-prussienne de 1870, plusieurs comptes-rendus de séances de la Société botanique de France font ainsi état de recherches pour « établir la Florule des deux sièges de Paris (Florida obsidionalis), c’est-à-dire la liste des plantes introduites à Paris et dans ses environs immédiats par les armées assiégées et assiégeantes1. » Les plantes obsidionales, dispersées lors des conflits ou des occupations du territoire, sont des voyageuses, des étrangères qui, parfois font souche, parfois se réveillent des décennies plus tard lors d’évolution ou de transformation, naturelles ou anthropiques, du biotope.
En compagnonnage de recherche avec le botaniste François Vernier2 et le forestier André Lefort, Sophie Zénon explore la terre lorraine retournée par deux siècles de conflits à la découverte de ces plantes obsidionales. Reproduites en photogramme sur papier baryté ou, en composition se détachant sur un fond d’images assourdies de L’album de la guerre (L’Illustration, 1922), tirées sur papier Japon marouflé sur vélin coton, rendues à leur beauté singulière sur les murs de l’Asinerie, entre portrait et herbier, elles sont élevées à une dimension, étrange et magique, de présence et d’histoire, de mémoire et de cicatrices paysagères anciennes : roquette d’Orient, fourrage et légume des troupes cosaques de 1814, réintroduite par les troupes prussiennes en 1870 ; épervière de Bauhin, géranium des prés, alysson blanc, gentiane jaune, potentille droite… introduites lors de la guerre de 1870 ; et, lors des deux guerres mondiales, panicaut géant accompagnant les troupes russes, glycèrie striée – revivifiée par la tempête Lothar de 1999 –, sisyrinque, scirpe vert sombre, potentille de Montpellier… apportées par les troupes américaines, potentille de Norvège, crépide de Nîmes… par les troupes allemandes, doradille des sources, châtaigner… par l’armée française.

GERANIUM PRATENSAE (GERANIUM DES PRÉS).
2021.
Photogramme 140 x 100 cm sur papier Foma. Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII.

ASPLENIUM FONTANUM (DORADILLE DES FONTAINES).
2024.
Composition 20 x 25 cm tirée sur papier japon, marouflée sur papier BKF Rives 40 x 30 cm.
Techniques mixtes : photographie, archive extraite de L’Album de la guerre (L’illustration 1923). Lavis, pigments, cire.
Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII.
Chaque image, précisément documentée par son cartel, fait de la plante une archive vivante, la trace, l’indice, le signe de l’histoire et de la mémoire des affrontements, de la vie quotidienne partagée dans les campements. Elles sont venues dans les vêtements ou sous les souliers des soldats, dans la nourriture des hommes et des chevaux, lors d’un stationnement de troupes, du creusement et de l’occupation d’une tranchée, d’une bataille, des remuements de la terre par les obus et le passage des chars, des transports routiers et ferroviaires.
Effets de lumière et d’ombre, virages chimiques, solarisations, inversions de tons, saturations colorées, intervention sur reproductions photographiques d’archives sculptent les photogrammes et les macrophotographies en tension, herbier et lieu de mémoire, image et récit, temps de l’événement et contemporanéité. Entre intrigue historique et tragique mémoriel, l’esthétique des tirages réalisés avec Diamantino Quintas et son équipe, l’encadrement et l’accrochage organisé autour des paysages de la Seille et des stigmates forestiers éveillent un monde de curiosité fragile, de découvertes où la sérendipité (des naturalistes Gaspard Bauhin et Albrecht von Haller au botaniste Johann Jakob Bernhardi…) se mêle de poésie, d’émotion et de bruits de batailles, peut-être de souvenirs d’aïeux disparus.

LA SEILLE
2025.
Composition photographique 112 x 84 cm tirée aux encres au charbon sur papier coton.
Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII
Les grands tirages au charbon de La Seille, aux rives mêlées, abouchées, font lien entre l’en deçà et l’au-delà de la frontière, en exposent la continuité et la porosité. Ils nient, dans le semblable des berges, les fragmentations de l’absurdité guerrière, la ligne « naturelle » tracée au prix du sang versé et d’accords antagonistes, le démarcage et le partage des territoires aux dépens des populations.
À la limite de l’abstraction, Les Stigmates dessinent, comme en vue verticale, la topographie d’un paysage inconnu, la carte sans échelle, sans orientation et sans repère d’un territoire déserté. Ils invitent l’œil scrutateur à la recherche de plaies cicatrisées, éclats de métal, boursouflures de sève séchée de la mitraille de la Première Guerre mondiale.

STIGMATES
2022
Photographies 28 x 20 cm tirée aux encres au charbon sur papier coton.
Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII
La diversité plastique des représentations, comme une parole restituée aux paysages et végétaux, construit en visibilité poétique et tragique tout un récit de l’indicible entre la mémoire et l’oubli ; elle ouvre, dans le questionnement plastique des interactions migratoires des hommes et des plantes, des champs de recherche multiples autant sur la biodiversité que sur ce qui fait société dans la diversité ; herbier et cartographie d’une archive paysagère et botanique réactivée, elle invite, à l’instar de la symbolique du bleuet et du coquelicot, à regarder et à cultiver ces plantes comme objet de mémoire vivante.


L’HERBE AUX YEUX BLEUS
Vues de l’exposition au Domaine de Chaumont-sur-Loire. 2025.
Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII
À l’étage, dans la pénombre sous le toit de l’Asinerie, la respiration d’une cosmogonie silencieuse. Les portes et le fond d’une bibliothèque, modifiés en relief à illusion optique de portraits anonymes et de forêt, filtrent une pulsation d’ombres et de lumières planétaires, chaudes et froides. Dans la profondeur du meuble s’ouvre, vers une porte de lumière blanche – un au-delà de l’image ? –, la reproduction d’un escalier où une pie naturalisée maintient peut-être muets les récits de famille d’un ancien album photographique feuilleté par la main de cire d’un écrivain, This is the wind and nothing more3, réinvestit, avec le mobilier national, l’énigme, là où se font et se défont, dans le dialogue avec les paysages forestiers et les plantes, le mystère de la mémoire, familiale et collective, les cycles de la vie et de la mort, de l’amour, de l’oubli et de l’absence.

L’Herbe aux yeux bleus
vues de l’exposition au Domaine de Chaumont-sur-Loire. 2025.
Copyright Sophie Zénon / Courtesy Galerie XII

This Is the Wind and Nothing More, 2021
Bibliothèque de style empire milieu acajou, XXe. Photographies sur papier japon marouflées sur bois. rehauts à la cire dorée. Photographies sur bois. Résine. Album de famille XIXe. Corvidé taxidermié (après mort naturelle). Leds.
Copyright Sophie Zénon / Collection Les Aliénés du Mobilier national.
- Eugène Gaudefroy et Edmond Mouillefarine, « Note sur des plantes méridionales observées aux environs de Paris (Florula obsidionalis) », Paris, novembre 1871, in Bulletin de la Société botanique de France, Comptes-rendus des séances 18, 1871, pp. 246-252 ; « La florule obsidionale des environs de Paris en 1872 », in Bulletin de la Société botanique de France, Comptes-rendus des séances 19, 1872, pp. 266-277, où il est question, entre autres du Bunias orientalis, voir aussi la « Note de M. de Schœnefeld » sur, entre autres, le Bunias orientalis, in Bulletin de la Société botanique de France, Comptes-rendus des séances 8 (1), 1861, p. 365. ↩︎
- François Vernier, « Ces plantes de la guerre que l’on nomme obsidionales », in Le Journal de botanique, n° 83, Des botanistes dans la tourmente – 1914-1918, 2018, pp. 56-63. Voir aussi François Vernier, Plantes obsidionales. L’étonnante histoire des espèces propagées par les armées, Nancy, Éditions Vent d’Est, 2014. ↩︎
- Edgar Allan Poe, The Raven, in The Raven and Other Poems, New York, Wiley and Putnam, 1845, p. 2. ↩︎