Magistrale Baïkal-Amour

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Agnès Courrault Magistrale Baïkal Amour

Magistrale Baïkal-Amour

Agnès Courrault (photographie) et Sylvie Durbec (texte)

7e zine des éditions dumas-salchli

Un territoire immense, souvent vide, des bouleaux, des conifères à perte de vue… la Sibérie se traverse souvent pour l’étranger en train… et surtout pour les autochtones, reliant un hameau à un autre… une ville à un village. Sur les quais, les vendeurs ambulants à chaque halte pour des provisions. Ici, le trajet n’est pas le Transsibérien… si mythique et héros de multiples récits.
C’est le BAM, du BaÏkal à l’Amour, et le train vous ne le verrez pas, cher lecteur-regardeur… à la dernière page le conducteur à la casquette vous offrira un sourire à travers sa fenêtre ouverte de sa locomotive soviétique bleue. 
Agnès Courrault photographie du train et hors du train les paysages et les habitants. Pour un reportage après la chute du mur, vers les montagnes du Kodar, où l’extraction de l’uranium a permis la première bombe atomique soviétique, Agnès Courrault rencontre les familles, le soviétisme post guerre froide. 
Les éditions dumas.salchli réalisent ici leur septième zine haute couture en associant écriture et photographie, la prose poétique de Sylvie Durbec accompagne la sélection de photographies. Un judicieux « chemin de fer » composé à plusieurs mains entre les éditeurs, le graphiste Yann Linsart (lequel n’est plus à présenter), la photographe Agnès Courrault et la poétesse Sylvie Durbec nous attend. Attention départ imminent. 
Sur un papier gris consistant, dans ce ciel terne sibérien, les couleurs se posent, il en faut de la couleur pour résister au blanc glacial… Les « sibériens » peignent, repeignent en bleu, rouge… les maisons en bois, les trains, etc. Leur quotidien impose la couleur. C’est vital. 

Ternes sont souvent les impressions comme le vague à l’âme si mélancolique de la littérature russe. Si l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques a essayé d’enfermer des peuples dans une union, si la langue a cimenté, il y a autant de Slaves que de peuples. La diversité hante ce territoire dont l’étendue est trois fois les États-Unis d’Amérique : où on se couche à Moscou et on se réveille à Vladivostok, où un habitant de l’Oural n’a rien à voir avec un habitant d’Irkoutsk, près du lac Baïkal. L’URSS, d’ailleurs, comme son nom l’indique, est une Union, sans frontières, comme la conquête spatiale l’a démontré. L’URSS pouvait s’étendre au Cosmos. La grande Catherine a étendu l’empire tsariste vers la Sibérie avec la création d’Ekaterinburg comme porte d’entrée vers ce nouvel eldorado. 

Agnès Courrault compose un puzzle avec des photographies pleine page, une double page presque centrale, des constellations humaines… et Sylvie Durbec lance le lecteur sur les rails par des mots… ça y est ! nous sommes partis, la page centrale miroir comme deux vues d’une fenêtre du wagon du BAM séparées par ce fil rouge si soviétique qui veut dire en slave beau et rouge, nous sommes désormais livrés à nous même dans ce voyage si lent, si intérieur du fait de la monotonie des paysages grandioses qui défilent devant les yeux du lecteur… tout voyage en train dans ce grand Est devient un périple… fait de rencontres, d’ennuis et de thé. 

Monter à bord, ne pas rester sur le quai, s’ouvrir à l’autre si différent et pourtant si humain, si proche de nous… Les enfants sont si présents comme porteur d’une lueur d’espoir à travers une Histoire qui n’est que souffrance principalement… Mais les histoires (les petites histoires sans majuscule) de tous ces habitants sont si précieuses, d’un rien ils en font une richesse.
La convivialité de ces femmes, hommes, enfants de peu réchauffe entre eux et avec les autres, les lointains autres, si ces derniers font preuve d’empathie et cherchent à saisir ce fait inaltérable que nous ne serons jamais eux. Entre les Slaves, les Bouriates, et autres ethnies, l’entraide et la solidarité servent de baume à la rudesse de leur ordinaire. Les chiens errants sont si domestiques dans ces contrées, que le sauvage est l’étranger qui vient de l’Ouest. 

Les arbres sont si hauts et sages, souvent maigres, leurs racines toujours humidifiées du peu de saisons chaudes sont les vrais chamans. 
Les serres des datchas où poussent les légumes qui permettront de survivre dans un territoire où l’État est « contre nous ». Un territoire, où il faut apprendre dès l’enfance à survivre pour vivre, pour exister. 
L’arbre est une richesse immense, combustible pour faire chauffer sa soupe et se réconforter et matériaux des habitations : il est le seul ami utile des Sibériens, même si ce terme est invention de l’auteur occidental.

Et puis les femmes de ces contrées portent l’existence de tous, les hommes ne peuvent vivre sans elles. Ils ne seraient rien sans elles. Les travailleuses, oui, les travailleurs et travailleuses, dans des conditions dures, sont présents dans ce zine qui se focalise sur un moment donné, marqué par la sauvagerie du chaos des années 90 du siècle dernier s’abattant sur ces contrées (la liberté à quel prix ! et pour qui ?), et une ligne ferroviaire peu connue par les Occidentaux, excepté les historiens des goulags. « Qu’est allée faire dans cette galère cette Française ? » me dis-je. En tout cas, Agnès Courrault par ses photographies rend compte de ce morceau de terre du Grand Est. 
Une galerie de portraits de « provodnitsa », celles qui accompagnent les voyageurs dans les trains en veillant que les samovars restent toujours chauds, apparait vers la fin du trajet. Comme des amazones toutes de bleu vêtues… et d’autres ouvrières en blouse blanche également. 

Je ne peux qu’avoir de la mélancolie en regardant ce zine, personnellement. Cette photographie de deux enfants à travers une fenêtre d’une maison en bois peinte en bleu réveille des souvenirs. L’Oural n’est pas la Sibérie, elle en est la porte avec la ville qui porte le nom d’une impératrice, Ekaterinburg, en 1917 rebaptisée un temps (long) du nom du bourreau bolchevique des Romanov exilés dans la maison Ipatiev, Sverdlovsk… Le Baïkal n’est pas Novosibirsk, Kazan n’est pas Omsk, et ainsi de suite… et pourtant le soviétisme a façonné une image d’Épinal pour l’imaginaire occidental et une réalité pour celles et ceux qui y vivent. Agnès Courrault nous donne à voir une contrée peu visitée et d’un autre temps qui perdure. 

Je me souviens également lors du lancement des deux premiers zines en 2024 (Bernard Plossu et Jessica Backhaus) que j’avais rencontré Corinne Dumas et Kurt Salchli, les deux éditeurs enthousiastes, passionnés, à Arles pendant les Rencontres d’Arles. Nous avions fait un entretien où ma mémoire se souvient des mots, publication écologique, où tout est fait en circuit court, alterner femmes et hommes, photographes connus et moins connus, français et internationaux (étrangers), chercher des inédits à mettre en page, soigner le zine pour qu’il ressemble à un bel objet, le zine de haute couture… Faute de temps, je n’ai pas rédigé cet entretien en 2024, n’étant pas dans un train du grand Est roulant lentement mais dans une vie active d’Occidental où le temps devient la denrée précieuse et rare.
Deux ans après, je constate que l’aventure périlleuse du début, de la création de cette jeune maison d’édition, dumas.salchli.éditions, a inscrit dans une durée sa politique éditoriale et est désormais à son 7zine, chiffre clef. Ces publications deviennent des « collectors » recherchés par leur singularité et leur qualité.