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Jordan Roger : Les promesses d’une eschatologie queer

Dévoilée lors de l’exposition « Bonsoir mémoire », l’œuvre Hell Soon (2023) est venue confirmer les singularités du travail que Jordan Roger développe depuis la fin de ses études d’art à Bourges et son ambition d’investir de nouveaux médiums pour s’exprimer. Cette grande broderie aux couleurs éclatantes s’inscrit dans la lignée des châteaux de contes de fées en feu initiée en 2022, Burn Them All, dont le motif réapparaît ici, comme dans beaucoup de travaux de l’artiste. On est confronté à la même sensation d’acidité : tons glossy issus de l’univers visuel promu par les industries capitalistes auprès des enfants et violence d’une apocalypse en cours. Si la culture populaire diffusée par les médias de masse est au centre des références mobilisées par l’artiste, ce n’est pas par simple adhésion, mais davantage par intérêt pour la manière dont elle façonne les imaginaires, produit les représentations dominantes et, par extension, constitue une technologie de genre qui règle les identités. 

Jordan Roger ne méprise pas l’imagerie de divertissement qui irrigue nos écrans, pas plus que les objets de consommation dans lesquels elle se décline, il en connaît parfaitement le langage. Il se l’approprie volontiers comme un ensemble de signes que l’on peut rejouer, détourner, reconfigurer, pour mieux en miner les fondements. On retrouve dans cette démarche les  gestes de subversion propres aux subcultures, qui contestent l’hégémonie exercée par la culture mainstream en investissant ses objets pour en révéler le sens idéologique sous-jacent, parfois pour les coder autrement. Les décalages que l’artiste opère participent de cette logique : l’esthétique la plus séduisante que l’industrie du divertissement occidental a pu imaginer est utilisée pour dépeindre sa destruction. Le château des contes de fées, tel que l’empire Disney l’a formalisé, jusqu’à en faire sa marque de fabrique, son logo, brûle. 

Le mythe de la princesse délivrée de son sort par le mâle charmant a fait long feu ; comme si les sujets bannis de ce royaume, où l’hétérosexualité et le partage strict des genres règnent, avaient pris les armes pour le renverser et faire disparaître avec lui tous les discours normatifs et discriminants qu’il a fait prospérer. La tentation d’effacement qui accompagne l’insurrection révolutionnaire n’est pas loin, mais les armes de l’artiste ne sont pas celles-ci. La violence de la colère est palpable, quand elle n’est pas simplement formulée dans certaines pièces : « Je voue, dès lors, un culte à ma colère » (Ma page Wikipedia, 2022). Il reste que les moyens choisis le sont avec attention, justement pour leur capacité à matérialiser patiemment l’élaboration de son expression et à fixer l’image de son déchaînement. Le travail de Jordan Roger ne montre pas de fascination pour l’état de ruine, il donne plutôt à voir le point de rupture qui le précède, car ce stade révèle les conflits en cours qui traversent sa personne comme notre société. La manière même dont son patronyme apparaît, barré, y concourt : il témoigne de la rupture avec sa filiation plutôt que de simplement l’effacer. L’exclusion familiale qu’il subit, comme encore trop d’homosexuel.les aujourd’hui, est ainsi fixée dans une forme typographique qui s’approprie cette rupture, dont l’écho grandit à mesure que l’œuvre de l’artiste se construit et que les mentions de sa signature se multiplient.

Dans les images qu’il produit, la manifestation de ce point de rupture fait souvent appel à un imaginaire eschatologique religieux. L’iconographie chrétienne irrigue en effet tout autant le travail de Jordan Roger que la culture populaire du XXIe siècle et subit les mêmes retournements subversifs. Encore une fois, il s’agit d’un langage que l’artiste connaît bien pour avoir grandi au sein d’un milieu familial acquis à une croyance millénariste. Baigné dans une hantise de la fin des temps, à l’image de celle qui s’est massivement affichée dans les églises pendant des siècles pour effrayer croyants et croyantes, il en manipule désormais les codes pour créer de nouvelles représentations d’Armageddon. Ici, l’apocalypse se retourne contre celles et ceux qui croient pouvoir décréter qui est du bon ou du mauvais côté de la balance du jugement dernier. Dans la broderie, The Four Horsemen of the Apocalypse (2024), le château qui brûle arbore le logo de La Manif pour tous, tandis que les quatre cavaliers apparaissent sous la forme de figures hybrides, symboles d’une nouvelle mythologie queer : sirène, fée, nymphe ou robot à talons aiguilles.

La promesse d’une survie et d’un avenir édénique est offerte à cette communauté d’êtres fantastiques dans Hell Soon. Alors que des météorites pleuvent sur les immeubles vitrés d’un quartier d’affaires, sur le château de conte de fées et sur les lettres géantes formant habituellement le nom Hollywood, une étoile filante au sourire radieux traverse l’image emmenant dans son sillage les couleurs du drapeau LGBTQIA+. Elle accompagne l’orgie joyeuse à laquelle s’adonne cette société mélangée et ouverte, pendant que les puissances rétrogrades et financières sont sur le point de s’effondrer. Le renversement de l’hétéropatriarcat et des valeurs morales puritaines qui le soutiennent est sans équivoque dans ces révisions de l’iconographie de l’Apocalypse que l’artiste propose. Il se place volontiers du côté de Sodome, face à la condamnation religieuse qui pèse traditionnellement sur ses habitant.es : « Je suis la femme de Loth qui adieu à sa famille pour aller admirer l’apocalypse et se transformer en statue de sel » (Ma page Wikipedia, 2022). L’affection que Jordan Roger porte aux figures et aux personnes que les normes et les représentations dominantes contribuent à stigmatiser s’exprime encore à travers le montage d’images qui encadre la broderie sur toute sa périphérie. De l’Eve tentatrice peinte par Cranach l’Ancien, aux portraits d’Uma Thurman en Poison Ivy, de Glenn Close en Cruella ou de Whoopi Goldberg en nonne, en passant par Divine dans Pink Flamingos ou encore les Teletubbies et les Zinzins de l’espace, il dessine un panthéon d’effigies exubérantes et déviantes qui inspirent les communautés hors normes qui peuplent son univers : « Une famille d’aliens, de sirènes et de fées m’a recueilli, nous nous aimons et nous voulons tout dégommer ensemble ! ♥ » (Ma page Wikipedia, 2022). 

Les techniques utilisées et les processus de production inscrivent ces enjeux dans la matérialité même des œuvres. En choisissant le champ de la céramique, puis celui du textile, le jeune artiste se place délibérément sur le terrain de médiums qui ont longtemps été marginalisés par les hiérarchies artistiques parce que croisant des registres esthétiques divers : art, arts décoratifs, pratiques amateurs. C’est aussi pour cette raison qu’ils ont régulièrement été investis par des pratiques militantes collectives des minorités. Chez Jordan Roger, cette tradition retrouve une certaine actualité. L’ambition de ses réalisations, par leurs dimensions ou par le nombre d’éléments qui les composent, appelle parfois la participation de la famille de cœur qu’il s’est choisie. Les personnes qui apparaissent dans sa vidéo, Nous remontions les rivières ensemble autrefois (2023), ont aussi pour partie contribué à la réalisation manuelle de Hell Soon. Ces œuvres deviennent en quelque sorte les archives de cette communauté que l’artiste rassemble dans son travail et qui lui permet de concrétiser, à son échelle, la société faite d’acceptation des diversités qu’il voudrait voir advenir. De ce point de vue, l’eschatologie queer que Jordan Roger donne à voir dans ses pièces n’est pas seulement le moteur d’une utopie joyeuse et contraire, rassemblant aliens, sirènes et fées, comme le montre Hell Soon. Hors de cet affrontement qui semble insurpassable, l’économie même de production des images existe déjà comme un espace social et politique dont la portée critique est peut-être plus profonde qu’il n’y paraît. 

Jordan Roger

Diplômé avec les félicitations de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, Jordan Roger est né en 1996 à Romorantin-Lanthenay, il vit et travaille à Villejuif. Depuis son diplôme en 2021, Jordan a été invité à participer à plusieurs expositions, parmi lesquelles : Les Aliens sont des Travelos (Solo show à Eternal Gallery, Tours, 2021) ; Hope will never be silent (Antre-Peaux, Bourges, 2022) ; Des Histoires Vraies (MAC VAL, Vitry-sur-Seine 2023) ; Carte, Clé, Feu (Abbaye de la Cambre, Bruxelles, 2023) ; BONSOIR MEMOIRE (La Monnaie de Paris, Paris, 2023) ; Demain est annulé (Fondation EDF, Paris, 2024) ; Burn Them All (Solo show à No Limit’s Art Castle, Amsterdam, 2024). Il a été sélectionné pour participer à la résidence de huit mois à la Villa Dufraine à Chars en 2023. Jordan va notamment recevoir le prix Georges Coulon de la sculpture figurative contemporaine décerné par l’Académie des Beaux-Arts de Paris en Novembre 2024 et voit l’une de ses œuvres, Burn Them All, entrer dans la collection permanente du MAC VAL.

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