« J’ai passé 17 années effroyables dans une prison où je me trouve encore […] J’ai écrit autant que possible des travaux scientifiques concernant l’hérédité […] Puis je me suis occupé de peinture tout le temps avec frénésie voulant m’oublier dans ce travail pour ne rien voir ni entendre d’un monde méchant […] ».
Dans cette lettre de 1946, écrite à un destinataire non identifié se résument peut-être la vie de chercheur et de détenu – l’hôpital psychiatrique d’Eglfing-Haar, près de Munich, où il a passé cinquante ans – d’Eugen Gabritschevsky et l’exposition fascinante et bouleversante que présente La maison rouge.

Le parcours de l’exposition, soutenu par une riche documentation, comme un cabinet contenant publications scientifiques du chercheur, lettres tirées des archives de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, catalogues et photographies familiales, invite à la découverte de l’inventivité d’Eugen Gabritschevsky faisant œuvre au crayon, à la gouache, à l’aquarelle, à l’huile (travaillés au pinceau, au doigt, par tache, grattage, tamponnage, empreinte, éclaboussure), de tous les supports qu’il prélève dans son environnement (pages de magazines, papier calque, papier photographique, papier d’emballage ou imprimé, page de calendrier, carton…). Il met autant en évidence qu’en doute la continuité de l’œuvre et les glissements vers « un brouillage de la perspective qui va de pair avec une déréalisation du sujet » depuis les paysages étatsuniens et l’intérieur du laboratoire (1926) jusque peut-être au moment où, dans les années cinquante, les images fortes du déchirement intérieur cèdent peu à peu la place à une abstraction plus décorative.

L’étude des formes, de leur apparition, de leur adaptation, de leur évolution et de leurs changements, de leur disparition s’exprime depuis la tache et le mélange des couleurs, supports de surgissement et de développement de l’image et du sujet dans le jeu du hasard. L’indétermination initiale, l’automatisme où se mêlent expressionnisme maniériste, précision de la représentation, sophistication du trait et du geste dans une diversité de factures et de sujets (paysages, architectures, portraits, bestiaire…), condensent une tension souvent proche de bien des recherches de forme et des expérimentations de la connaissance de soi d’artistes célèbres des XIXe et XXe siècle.

L’exposition de ces « fantaisies », conçue par thème – la plupart des œuvres est sans titre et sans date -, s’ouvre sur une série de dessins au fusain, réalisés dans les années 1920 avant l’hospitalisation de Gabritschevsky pour schizophrénie.

Une première salle, dans laquelle sont ménagés deux espaces consacrés aux nocturnes, aux carnavals, aux feux d’artifice et à la musique, propose une série de paysages à l’horizon indéterminé, aux lumières denses et souvent sombres, peuplées de nuages bourgeonnants : forêts à la végétation fantastique, plus rarement paysages minéraux, villes aux architectures complexes et démesurées, vides ou peuplées de personnages flottants, isolés ou en procession. Dans les nocturnes et les ciels, Eugen Gabritschevsky ne se contente pas de reproduire les astres ou les phénomènes atmosphériques, il les réinvente par l’imprévu et les « réincorpore », les cadre, selon la qualité du support, dans des développements nébuleux colorés ou dans des scènes de théâtre animées de figures fantomatiques dont on perçoit indistinctement la musicalité et les échos littéraires.

L’observation scientifique des phénomènes et des formes naturelles, comme les recherches d’Eugen Gabritschevsky sur le mimétisme et les mutations génétiques des insectes, reconnues par la communauté scientifique internationale, ne sont pas sans incidence sur l’œuvre. Il y a là toute « une morphologie de l’imperceptible » en deçà et au-delà du vivant « en contact direct avec l’essence magique de la nature » : créatures embryonnaires organisées en processions, végétations aquatiques, animalcules et végétaux marins aux formes naturalo-fantastiques qu’on croirait observées d’un microscope imaginaire, ectoplasmes minuscules qui semblent croître et se multiplier à l’infini, visages dont les yeux écartés et souvent surdimensionnés convoquent quelques images d’amphibiens, insectes, improbables de leur réalité, nés du pliage de papiers gouachés… Suit un bestiaire, aux correspondances de mythes, peuplé de serpents, tortues, oiseaux, insectes et êtres larvaires, tantôt hybridés, tantôt réalistes, peints sur fond végétal dans un déploiement de couleurs.

Quelques portraits, notamment féminins, aux traits précis, d’autres aux corps déformés, aux yeux écartés, grotesques, caricaturaux, empreints de vie et de sentiments fortement exprimés, confrontent de nouveau le visiteur au questionnement qui a troublé Jean Dubuffet lors de son échange avec le frère du peintre, Georg. Art brut ou non, là n’est pas la question, mais une recherche sur les limites de la science et de la représentation par un « esprit singulièrement lucide » dont la vie a été « dérobée ».