
In Bed With… (mai 2025) auto-édition, format journal intime 17×25 cm, 180 pages
La sortie de l’ouvrage s’accompagne de plusieurs évènements :
— Un documentaire produit par Playboy TV Europe, qui en dévoilera les coulisses, sortie prévue en juillet 2025.
— Une exposition immersive en galerie, 21 rue des Filles du Calvaire, 75003 Paris. Vernissage le 12 juin 2025 à 18 h. Du 13 au 15 juin 2025.
Plus d’information sur le site de Mathilde Biron
Mathilde Biron est une jeune photographe qui appréhende en argentique — le Polaroïd est un de ses médiums de prédilection, mais pas seulement… — des êtres souvent dénudés. Photographe du corps et de l’intime, elle aborde sans tabous, avec beaucoup de virtuosité visuelle et de pudeur, le lit des « draps froissés comme des souvenirs » de ses modèles dans son troisième livre In Bed With…, financé grâce au crossfunding : pendant 8 ans, l’artiste a ainsi photographié au long cours plus de 70 couples dans leur lit. Elle pratique aussi avec talent l’autoportrait.

Yannick Vigouroux : Sans une forte interaction entre le modèle et la photographe, en tout cas aucun portrait pertinent n’est possible selon moi. J’aime cette définition du portrait par Thierry Girard à propos de ses photographies réalisées en Chine, à laquelle j’adhère complètement (cf. le remarquable Dans l’épaisseur du paysage, éditions Loco, 2017, coécrit avec Yannick Le Marec) : « Un portrait, c’est un échange instantané qui nécessite un peu de tension et d’inquiétude réciproques (un “quickie” comme on disait autrefois pour désigner un acte sexuel rapide). » Je retrouve cela dans vos images…
Mathilde Biron : Je suis entièrement d’accord. Sans cette tension silencieuse entre deux personnes, sans cette part d’inconnu qui circule et lie, même fugitivement, le regardant et le regardé, il ne se passe rien. Le portrait, pour moi, c’est une rencontre. Pas toujours confortable, mais toujours sincère. On ne peut pas photographier quelqu’un, surtout dans l’intimité, sans qu’un échange réel ait lieu. Je pense que mes images naissent dans cet espace fragile entre pudeur et abandon.

Yannick Vigouroux : Déclencher avec un flash est comme une décharge électrique sur la surface du film à développement instantané tel que le Polaroïd, l’apparition en quelques minutes de l’image est en revanche d’une douce lenteur… J’aime ce paradoxe. Qu’en penses-tu ?
Mathilde Biron : Le flash, c’est une agression douce, un claquement de lumière qui fige un instant brûlant. Et en même temps, avec le Polaroïd, cette violence s’équilibre par la lenteur magique de l’apparition. Ce qui a été pris dans une fulgurance revient doucement à la surface. C’est presque sensuel, comme si l’image s’imprimait en même temps sur le papier et sur le corps. J’aime cette contradiction, ce jeu entre brutalité et tendresse.
Yannick Vigouroux : J’aime beaucoup cette phrase de Jean Baudrillard : « Telle est aussi l’extase du Polaroïd : tenir presque simultanément l’objet et son image […] La photo Polaroïd est comme une pellicule extatique tombée de l’objet réel. » (Amérique, 1986) Pourquoi avoir ponctuellement choisi de pratiquer le Polaroïd, et depuis quand ?
Mathilde Biron : Je crois que j’ai commencé à vraiment expérimenter avec le Polaroïd autour de 2015. À cette période, j’apprenais à développer mes pellicules moi-même, à tirer mes images en chambre noire. Ce rapport physique et lent à l’image m’a profondément marquée : le temps de l’attente, les odeurs, les gestes précis… C’est dans ce contexte que le Polaroïd s’est imposé à moi, presque naturellement.
Ce qui m’a attirée, c’est cette même matérialité, cette singularité de chaque image. Rien n’est reproductible, tout est unique. Chaque photo devient une trace, une empreinte sensible du réel. Le Polaroïd impose aussi une forme de lenteur, de présence. Il faut composer avec l’imprévu, accepter que les erreurs deviennent esthétiques. C’est un médium qui m’oblige à être dans l’instant, dans une forme de vérité. Il colle parfaitement à ma démarche documentaire et poétique.

Yannick Vigouroux : Tu aimes pratiquer l’autoportrait, mais as déclaré avoir eu des réticences au départ… Pourquoi ?
Mathilde Biron : Parce que c’est une mise à nu totale. Se photographier, c’est se regarder sans filtre, sans masque. Et au départ, ça me faisait peur. Je ne savais pas si j’avais le droit de me montrer, ni comment le faire sans tomber dans l’ego ou la complaisance. Puis j’ai compris que l’autoportrait pouvait être un outil d’exploration, presque thérapeutique. Il m’a permis de comprendre ce que je demandais à mes modèles, et d’explorer mes propres zones d’ombre. Il y a quelque chose d’apaisant dans cette forme de contrôle offert sur son image.


Yannick Vigouroux : Quels sont les photographes qui t’ont influencée ? Pourquoi ? Es-tu autodidacte ou as-tu suivi une formation artistique ?
Mathilde Biron : je suis plutôt autodidacte dans ma pratique photographique, même si j’ai toujours été entourée d’images. J’ai beaucoup appris seule, dans les livres, en expérimentant, en tâtonnant. Mais j’ai aussi suivi un parcours académique artistique : j’ai commencé par une prépa en arts appliqués et design en vue de l’École normale supérieure de Cachan, avant de poursuivre avec une licence en philosophie du design. Parallèlement, j’ai obtenu un diplôme en design d’espace et scénographie événementielle — c’est d’ailleurs aujourd’hui mon activité rémunératrice principale.
Entre 18 et 21 ans, j’ai aussi travaillé comme mannequin, ce qui m’a donné une conscience très concrète de ce que c’est que d’être regardée, posée, cadrée — une expérience qui m’a certainement aidée à développer ma manière d’interagir avec mes modèles, à comprendre les tensions, les fragilités, les jeux de rôle que le corps engage face à l’objectif.
Côté influences, Nan Goldin m’a bouleversée très tôt, pour son regard cru, mais profondément humain. J’aime aussi beaucoup Sally Mann, Francesca Woodman, Antoine d’Agata, Nobuyoshi Araki, et plus récemment Johanna-Maria Fritz. Ils ont tous en commun une forme d’engagement viscéral dans leur photographie. Une manière d’habiter le réel plutôt que de simplement le capter. Et puis il y a le cinéma, bien sûr, qui nourrit mon imaginaire au quotidien.
Yannick Vigouroux : La photographie féminine semble avoir une grande importance pour toi. Elle est enfin reconnue aujourd’hui à sa juste valeur après quasiment deux siècles de domination masculine…
Mathilde Biron : Je trouve qu’elle n’est pas si reconnue que cela d’un point de vue institutionnel, et surtout dans le milieu professionnel, je connais beaucoup de photographes femmes qui ont du mal exposer. Il y a certes Sophie Calle qui est maintenant exposée, il y a aussi la fille de Jean-Loup Sieff, Sonia Sieff, qui commence à bien marcher et qui a publié un livre de photographies de nus d’hommes. Mais, c’est un cas plutôt rare et je lisais un entretien d’une autre femme photographe ce week-end qui disait que son livre était sorti il y a déjà dix ans et que l’on continuait à réduire à un aspect pornographique ses images érotiques, et que c’est fou, elle avait du mal à avoir de la visibilité. Ce qui n’arrive pas à un homme qui a la même pratique.
Yannick Vigouroux : Quelles sont tes influences cinématographiques ? Pourquoi ?
Mathilde Biron : Lars von Trier pour sa manière brute de filmer la douleur et la vulnérabilité (Mélancolia, 2011), Gaspar Noé pour sa colorimétrie intense, presque physique, et Jim Jarmusch pour ses dialogues suspendus et sa poésie du quotidien (Coffee and Cigarettes, 2003).
Du côté des femmes, je suis très marquée par le travail de Claire Denis, sensuel et organique, mais aussi par Chantal Akerman, qui donne au temps et aux gestes anodins une force bouleversante.
Plus récemment, Hafsia Herzi, dont j’admire le regard sincère sur l’amour, la sensualité, la tendresse, avec des récits simples, mais profonds, souvent ancrés dans une réalité émotionnelle très juste. Elle filme l’intime sans le travestir, et ça me touche profondément.
Yannick Vigouroux : Tu n’hésites pas à évoquer sans détours les univers du fétichisme et du BDSM, entre autres, sur lesquels la bien-pensance bourgeoise jette un voile faussement pudique (Or tes photos sont très pudiques !) Peux-tu en dire plus ?
Mathilde Biron : Je pense que ce sont des territoires souvent mal compris, caricaturés ou moralement condamnés. Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas la provocation, mais la vérité émotionnelle. Le lit est un espace d’intimité, mais aussi de pouvoir, de fantasmes, de vulnérabilités partagées. Le fétichisme, le BDSM, ce sont aussi des langages du corps, des mises en scène de désirs. Et je trouve ça beau, quand c’est consenti et assumé. Mon regard n’est jamais là pour juger, mais pour révéler — dans la douceur, dans le détail, dans le silence d’un regard ou d’un geste. La pudeur, c’est pour moi ce qui reste quand on a tout montré sans rien dévoiler.
Yannick Vigouroux : As-tu de nouveaux projets photographiques ?
Mathilde Biron : Je travaille actuellement sur une série de textes qui accompagnent des images plus intimes, centrées sur les relations contemporaines — leurs ambiguïtés, leurs éclats, leurs failles. C’est une forme de récit visuel et écrit que j’essaie de construire, comme un prolongement naturel de mon regard photographique, mais avec d’autres outils.
En parallèle, je suis très investie dans la sortie d’In Bed With…, qui marque pour moi la fin d’un long cycle. Il y a le livre, bien sûr, mais aussi le documentaire produit par Playboy TV Europe, et l’exposition immersive en galerie juin. J’accompagne tout cela de près, c’est une phase de mise en lumière intense, où le travail intime devient public. Après cette traversée, j’aurai sans doute besoin de silence, d’un retrait fécond — pour mieux recommencer.
Propos recueillis à Paris 10e par Yannick Vigouroux le 2 juin 2025