Entretien avec Manuel Esposito

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Par Florence Andoka

Manuel Esposito, Something else by The Kinks, éditions Densité, 2025
12,90 €
ISBN 9782919296606
10 x 18 cm, 176 p. broché,
couverture à rabats 2 couleurs

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De Basquiat à Gramsci en passant par Lacan, Manuel Esposito est à la fois, auteur, traducteur et éditeur. À partir d’un album mythique sorti au cours de l’année 1967, il publie cette rentrée un nouveau livre, Something Else by The Kinks.

— J’ai vu quelques films sur Basquiat, pourtant j’étais complètement passée à côté de son accident enfant. Basquiat, mai 1968, publié en 2023, au contraire, démarre par cet événement. Que s’est-il passé et en quoi cela vous a-t-il semblé fondamental pour entrer dans son œuvre ?

— Indéniablement, pendant longtemps, comme vous le remarquez, l’accident de Basquiat a été traité de manière peut-être trop anecdotique. Et l’idée de Basquiat, mai 1968 m’est venue de manière tout à fait physique, elle a engagé tout mon corps : je marchais dans les rues de Paris, en mai 2022, il faisait relativement chaud, j’ai entendu le son d’une ambulance et — je ne sais pas pourquoi, sans doute ne le saurai-je jamais — j’ai immédiatement pensé à Basquiat. Si je cherchais dans mes carnets qui datent de cette période, je retrouverais peut-être la date exacte. J’ai continué à marcher, et en arrivant devant une librairie, j’ai trouvé complètement par hasard dans un bac de solde un exemplaire de La Veuve Basquiat, le magnifique livre de Jennifer Clement : Basquiat, mai 1968 est donc né de ce que Breton aurait sans doute appelé une suite de hasards objectifs. J’étais dans la rue, et j’ai pensé au corps blessé de Basquiat, enfant. En quelque sorte, le son de l’ambulance m’a fait voir le corps de Basquiat. À partir de là, j’ai eu envie de vérifier si je me souvenais bien de ce que j’avais lu sur lui pendant mon adolescence, sur son accident, sur son séjour à l’hôpital, et j’ai commencé à écrire. Il y a un accident dans Basquiat, mai 1968 (Basquiat, enfant, se retrouve à l’hôpital à New York, alors qu’il a été renversé par une voiture en mai 1968) comme dans Something Else by The Kinks. (Ray Davies échappe de peu à la mort à l’hôpital à Londres, dix ans plus tôt, en 1958, j’en parle dans le chapitre consacré à l’une des plus célèbres chansons des Kinks, « Waterloo Sunset ».) Dans les deux cas, on retrouve l’histoire d’un enfant (Basquiat) ou d’un très jeune adolescent (Ray Davies) blessé qui passe un certain temps à l’hôpital. Peut-être le fait d’avoir passé beaucoup de temps à l’hôpital dans mon enfance m’a rendu particulièrement sensible aux accidents qui peuvent arriver aux créateurs dont j’aime le travail. Il est des espaces dont on ne ressort jamais complètement. Il ne fait aucun doute que j’avance par identifications dans l’écriture d’un texte, je suis pris dans une sorte de devenir-Basquiat ou devenir-Ray Davies, tentant par-là d’éprouver ma propre vérité en tant que sujet. Je pense aussi qu’une fréquentation assidue et, en un sens, excessive des œuvres de Freud et de Lacan m’a donné de mauvaises habitudes : faire attention aux accidents, plus ou moins graves, aux erreurs, aux ratages, aux échecs, à tout ce qui ne fonctionne pas, à tout ce qui dysfonctionne même : je parle de Basquiat en tant qu’artiste du sabotage ou encore des Kinks en tant qu’artistes de l’échec. Comme le dit très bien Deleuze « Les gens n’ont de charme que par leur folie. Voilà ce qui est difficile à comprendre. Le vrai charme des gens, c’est le côté où ils perdent un peu les pédales, c’est le côté où ils ne savent plus très bien où ils en sont. » C’est donc ce charme particulier que je recherche dès lors que j’approche une œuvre, les traces qu’il a pu laisser dans les toiles de Basquiat, dans les chansons des Kinks, dans l’enseignement de Lacan. La chose qui lie mes trois derniers textes entre eux est un certain questionnement autour de ce qui advient aux corps dès lors qu’ils subissent un choc, un accident. Dès lors que quelque chose d’irréparable advient — mais qu’il faut continuer à (tenter de) vivre.

— Basquiat, Pavese, Lacan, Gramsci et maintenant The Kinks. Comment ces figures vous sont-elles apparues ? Quels liens faites-vous entre elles ? En quoi ces œuvres font-elles sens pour vous au présent ?

— Ce qui lie un peintre américain mort trop jeune à New York en 1988 (Basquiat), un écrivain italien qui s’est suicidé dans une chambre d’hôtel près de la gare de Turin en août 1950 (il y a donc soixante-quinze ans), le psychanalyste le plus extravagant de l’histoire (Lacan), un penseur politique d’une vivacité intellectuelle telle que le régime fasciste italien l’a fait mourir lentement et cruellement en prison pensant par-là le priver de sa voix (Gramsci), et un groupe de pop anglaise (les Kinks, véritables héros de la classe ouvrière) — mais j’aimerais aussi ajouter des auteurs comme Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Roberto Bolaño et Mathieu Riboulet sur lesquels j’ai écrit dans ma thèse et qui restent proches de mon cœur — c’est un parcours basé sur cette idée : la recherche perpétuelle du mouvement. J’ai parfois du mal à tenir en place — j’ai toujours aimé découvrir sans cesse de nouvelles œuvres, non seulement pour les explorer, les découvrir, mais aussi pour pouvoir les laisser de côté, les abandonner et y revenir par la suite. Mieux les oublier en un sens pour y revenir. Basquiat et les Kinks m’accompagnent depuis la fin de mon adolescence (comme beaucoup des artistes dont je parle dans Lacan & le rock). Pavese, Gramsci et Lacan sont arrivés un peu plus tard. Mais en un sens, je tente de les faire cohabiter — en premier lieu dans ma mémoire, dans mes souvenirs, mes rêves et mon imaginaire. Ils m’accompagnent. En un sens, c’est aussi un moyen pour moi de continuer à faire dialoguer (en toute discrétion) certaines parties de ma vie entre elles. Cela me permet de coder une sorte d’autobiographie. Par recherche perpétuelle du mouvement, j’entends par-là l’idée de cultiver une ouverture totale à toutes les formes de créations, c’est-à-dire au plus grand nombre possible de façons d’être au monde — je fais le choix de la multiplicité (cf. Italo Calvino dans ses Leçons américaines). J’élabore des associations — j’associe entre elles des œuvres qui restent, sinon la plupart du temps compartimentées dans de petites cases pour les faire dialoguer entre elles et ainsi tenter de faire sauter les petites cases, les compartiments, les préjugés, tout ce qui peut séparer. Les petites cases, les étiquettes ne sont bonnes que pour une seule chose : être sabotées. J’ai envie d’aborder avec beaucoup de sérieux des créations a priori aussi superficielles et mineures que des chansons — et à l’inverse m’autoriser une approche extravagante d’une œuvre a priori aussi peu superficielle que celle de Lacan. Je pratique en un sens ce que j’aurais envie d’appeler de manière un peu médiévale une écriture carnavalesque (je pense ici à l’essai de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais) : les valeurs sont inversées, les valeurs sont abolies et renversées. Le choix de la multiplication intempestive des associations est donc avant tout une pratique politique.  

— Il me semble que vous rendez visible l’idée d’enquête dans chacun de vos essais, aussi vous déployez, outre l’analyse directe de votre objet, un appareil critique important qui donne aussi au lecteur des liens précieux vers les sources que vous mobilisez. Est-ce important pour vous ? Dans Lacan & le rock, publié en 2024, vous tissiez des liens entre psychanalyse et musique. Quel est votre parti pris pour Something Else by The Kinks ?

— J’ai envie de dire que Something Else est un texte crypto-lacanien : Lacan n’y est pas cité une seule fois — je cite très discrètement Freud — mais il est partout — des années d’analyse ont complètement contribué à former/déformer mon écoute. Lacan & le rock était un projet un peu fou : parcourir le séminaire de Lacan en tentant de tisser des liens avec la musique qui m’obsède (John Cale, Bob Dylan, Patti Smith, Lou Reed, Roxy Music, les Stooges, Brian Eno) pour ne citer que ceux qui me viennent en premier à l’esprit. Je voulais tenter une introduction rock à la pensée de Lacan : j’imaginais un lecteur qui aimerait le rock, qui ne connaîtrait pas Lacan, mais aurait eu envie d’en savoir un peu plus sur son enseignement. J’ai donc avant tout mobilisé l’enseignement de Lacan. Je voulais aussi écrire quelque chose qui serait comme un clin d’œil à un livre que j’aime beaucoup : Freud et la pop de Klaus Theweleit. Avec Something Else, le projet était complètement différent : il s’agissait de présenter et d’analyser un album dans sa totalité, chanson par chanson (c’est le principe de l’excellente collection Discogonie — je tiens à souligner au passage que, depuis quelques années, est en train de s’écrire avec la collection Discogonie quelque chose comme une histoire alternative de la musique populaire — à la fois ultraprécise, érudite, toujours passionnante, documentée, et d’une richesse toujours surprenante). Ainsi, comme pour une expérience scientifique au cours de laquelle l’observateur détermine le déroulement de l’expérience (cf. Bachelard), il en va de même pour la critique musicale : celui qui écoute détermine complètement la nature même de l’écoute qui est faite : j’ai donc écouté les Kinks avec une oreille lacanienne, c’est-à-dire avec une oreille attentive avant tout aux ratages des Kinks. Je préférerai toujours les Kinks aux Beatles ou aux Stones parce qu’ils avaient un potentiel immense, mais ils n’ont cessé d’être rattrapés par une certaine malchance (qu’ils ont souvent provoquée eux-mêmes). Ils auraient pu marquer l’histoire de la culture populaire de la même manière les Beatles ou les Stones (avec beaucoup plus d’originalité), ils auraient pu être d’immenses pop stars, mais leurs meilleurs albums, comme Something Else ou The Kinks Are the Village Green Preservation Society sont complètement passés inaperçus au moment de leur sortie (la tendance est encore plus forte pour les albums des années 1970) — plutôt que des pop stars, ils resteront donc comme des chroniqueurs hors pair de la société anglaise. De là à dire que ce sont les Gramsci de la pop anglaise ? Pour tout anglomane obsédé par la psychanalyse, les Kinks sont le groupe idéal. Au-delà de cette écoute crypto-lacanienne, j’ai mobilisé les textes écrits sur les Kinks (notamment les très belles pages que Pierre Bayard consacre aux lads de Muswell Hill dans l’excellent Et si les Beatles n’étaient pas nés ?, tout en gardant un œil sur certains textes de critiques musicales parfaitement indispensables, comme les livres de Simon Reynolds, Greil Marcus, Jon Savage et Agnès Gayraud.

— Basquiat, mai 1968 a recours au récit, à la reconstitution des impressions potentiellement vécues par Basquiat, alors que votre nouvel opus sur les Kinks développe une écriture frénétique. Est-ce que la forme (musicale, picturale, etc.) de l’œuvre initiale influence votre manière d’aborder un sujet ?

— La forme de l’œuvre détermine complètement ma manière d’aborder un sujet : je m’abandonne complètement à elle, je cherche à résister le moins possible, à disparaître en quelque sorte. J’écris pour disparaître, pour me laisser emporter par un flux, quelque chose qui ne serait plus moi ou l’autre (le sujet sur lequel j’écris), mais quelque chose d’autre (something else). J’avance par réactions chimiques, expériences, expérimentations. Pour écrire Something Else, je me suis laissé emporter par la musique des Kinks, j’ai écouté et réécouté chaque chanson un nombre incalculable de fois de manière presque à devenir les notes que j’entendais, à ce qu’elles fassent partie de moi. Étonnamment, je craignais de ne plus pouvoir écouter cet album, mais je l’aime toujours autant. Je me suis laissé emporter par le son des Kinks, qui est par excellence celui du Swinging London, des années 1960 mouvementées. Chaque texte est aussi un voyage dans le temps et dans l’espace : avec Basquiat, je me suis projeté à New York dans les années 1960-1980, avec les Kinks, c’était Londres à la fin des années 1960.

Ouvrages de l’auteur cités dans l’entretien :

Manuel Esposito, Basquiat, mai 1968, La Variation, 2023
À trouver ici

Manuel Esposito, Lacan & le rock, La Variation, 2024
À trouver ici

Manuel Esposito, Something else by The Kinks, éditions Densité, 2025
À trouver ici