Au sujet de Pasolini, entretien avec Justine Rabat

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Pasolini, corps vu-corps nu
Éditions de la variation
Justine Rabat
ISBN 9978-2-38389-027-0
18 euros 
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Pourquoi a-t-on toujours envie de lire et de voir l’œuvre de Pier Paolo Pasolini, mais aussi de la repenser ? Éditrice et traductrice, Justine Rabat est également l’autrice de Pasolini, corps vu-corps nu. Le livre se concentre sur la Trilogie de la vie et permet de mettre en mouvement tout l’univers pasolinien à partir des tensions qui l’animent.

Le début de votre livre revient sur la jeunesse de Pasolini, et son engagement antifasciste. Il y a une phrase qui m’a tout de suite saisie, parce que je trouve qu’elle dit beaucoup. Vous écrivez : « Pasolini est un artiste de la liaison, qui cherche à faire se rencontrer les mondes que la société veut séparer ». Vous évoquez d’abord un fascisme historique et un nouveau fascisme. En quoi fascisme et patriarcat sont-ils liés ?

Il n’est pas exagéré de rapprocher fascisme et patriarcat. Tous deux reposent sur la détestation du corps de la femme. Toutefois, le fascisme va plus loin, il est à la base même des discours les plus extrêmes, misogynes, homophobes, masculinistes, transphobes, xénophobes et racistes. Les fascistes, par leur besoin de réaffirmer le présent par le passé et le retour aux origines, visent à légitimer l’autorité masculine et à donner l’illusion qu’ils ont un contrôle absolu. Du temps de Mussolini en Italie, ils avaient recours aux récits mythiques, ils réaffirmaient l’importance des traditions pour rendre impossible toute contestation de la légitimité de leur autorité, d’où leur obsession pour la virilité et leurs démonstrations de force. Ce n’est pas pour rien que Pasolini questionne le rapport aux pères, puisque les sociétés patriarcales sont fondées par les pères et le fascisme se réclame de la force virile. Pasolini définit le fascisme historique, celui de Mussolini et identifie les violences perpétrées par ce qu’il nomme le « nouveau fascisme » qui apparaît avec les nouveaux moyens de communication. D’une certaine façon, dans ses essais, et d’une certaine façon dans ses films, Pasolini nous donne la possibilité encore aujourd’hui d’analyser le fasciste afin de pouvoir reconnaître sous quelle forme il survient aujourd’hui. Nos sociétés ont changé depuis l’époque de Pasolini, mais les essais de Pasolini (je pense en particulier aux Écrits corsaires et aux Lettres luthériennes) peuvent encore nous permettre de reconnaître les nouveaux fascismes. Le consumérisme est toujours l’allié d’une politique extrême et extrémiste et, chaque jour, nous en avons la preuve.

Qu’est-ce que la Trilogie de la vie et pourquoi vous êtes-vous concentré sur cet ensemble ?

Pasolini considère les trois films qu’il a réalisés de 1971 à 1974, Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les mille et une nuits, comme sa Trilogie de la vie. Pasolini, corps vu — corps nu est le résultat de plusieurs années de recherches et l’écriture de ce livre m’a permis de préciser certaines réflexions sur le corps dans l’œuvre de Pasolini. Je me suis concentrée sur la Trilogie de la vie pour plusieurs raisons : ces films ont exercé sur moi une fascination toute particulière — la Trilogie parvient à mon sens à condenser une certaine vision de la vie qui peut être tout autant solaire que crépusculaire — et la deuxième raison concerne ce qui a été au cœur de mes années de thèse : l’exploration de récits et de contes politiques. Dans ma thèse, j’ai voulu identifier la dimension politique et idéologique des récits que Pasolini a choisi d’adapter au cinéma. Il établit un rapport particulier avec le passé qui lui permet de « mettre en crise le présent », et élabore ainsi des récits filmiques politiques dans lesquels une idéologie se trouve dissimulée. La manière dont Pasolini représente le corps dans ces trois films reflète ses positions politiques : le corps, le genre, et la classe sociale sont déterminés par le patriarcat, par les discours qui encerclent les corps et par les rapports de force. Comment s’en libérer ? Comment échapper à une forme de contrôle ? Ces trois films ne cessent de relancer en filigrane ces questions. Ces trois films illustrent le fait que Pasolini a atteint une certaine maturité sur le plan artistique et poétique révélatrice par la dimension formelle de ses films : il ne s’attaque pas seulement à trois grands classiques de la littérature européenne et orientale, il parvient aussi à créer des films controversés, à déstabiliser le public des années 1970 en adaptant ces récits médiévaux. Ce qui n’est pas si évident actuellement.

Contrairement à Salò, la Trilogie de la vie présente la sexualité comme une voie de liberté. Pourquoi Pasolini a-t-il abjuré la Trilogie de la vie ?

« L’abjuration de la Trilogie de la vie » est un texte important qui paraîtra dans le Corriere della Sera, le 9 novembre 1975, quelques jours après sa mort. On peut le considérer comme un pamphlet anticapitaliste qui est particulièrement percutant : ce n’est pas commun d’abjurer ses propres créations. D’autant plus que Pasolini emploie un terme fort, à connotation religieuse : l’abjuration. Comme je l’explique dans mon texte, « abjurer » implique une dimension publique et renvoi aux persécutions menées par l’Inquisition. Il a été poursuivi en justice pour avoir réalisé ses trois films et d’une certaine façon, on pourrait penser qu’il s’inflige à son tour une forme d’autocritique. Je crois que ce texte est aussi une manière pour lui de lancer un nouveau débat — désormais, conscient de l’influence qu’il peut avoir en tant que figure publique — pour rendre actuelle sa propre pratique du cinéma. Ses films et ses essais critiques sont le reflet de son implication politique, et de son analyse des transformations qui ont cours dans la société italienne. Sa manière de concevoir son rôle de figure publique dans la société a des répercussions sur sa façon d’envisager le cinéma et « L’abjuration de la Trilogie de la vie » en fait état tout en étant soutenue par une argumentation convaincante représentative de la dialectique pasolinienne que j’ai évoquée dans mon livre. Son texte repose à nouveau sur un paradoxe : il affirme ne pas renier ses créations, mais abjure ses films afin de contester les effets du pouvoir et du consumérisme qui s’emparent de la vie des corps. Il dénonce ainsi toute forme de récupération de la représentation du corps par le consumérisme. On peut donc garder à l’esprit qu’un film ou un livre de Pasolini est toujours le point de départ d’une discussion.

L’œuvre de Pasolini est porteuse de provocations, d’oppositions, de contradictions. Vous citez notamment des fragments où il évoque sa posture dialectique anti-hégélienne. De quoi s’agit-il ?

Si l’on veut tenter de définir la pensée de Pasolini, on peut parler d’une pensée en mouvement qui vient après le fascisme de Mussolini, et se situe en pleine période de reconstruction, c’est le moment où les sociétés occidentales sont transformées par le consumériste. Ainsi, pour lui, il importe d’établir un rapport dialectique avec les pères, construire une pensée jaillissant depuis un présent dévasté. La pensée de Pasolini est une pensée de la reconstruction qui émerge à partir d’une prise de conscience des responsabilités des pères. Mais ce constat ne peut donner lieu qu’à un ensemble de paradoxes et de contractions qui révèlent plus largement l’état dans lequel se trouve la société italienne d’après-guerre. Pasolini a tendance à commenter les discours et les actions sociales pris sur le vif. Ces contradictions viennent aussi du fait que Pasolini pense la politique avec le regard d’un poète et d’un artiste. Ainsi, il pense la politique et l’amour dans son brillant documentaire Comizi d’Amore en interrogeant des poètes et des écrivains (Alberto Moravia et Giuseppe Ungaretti) : on peut dire que son rapport à la politique n’est pas cloisonné puisqu’il n’hésite pas à sortir dans la rue. Je pense qu’il s’est intéressé au Moyen-Âge pour sa Trilogie de la vie, parce que ce qui était caractéristique de la période médiévale, c’était de mettre en contact le très bas avec le très haut, le très riche avec le très pauvre. Dans mon essai, je le vois comme un artiste de la liaison. J’ai observé sa tendance à relier les mondes que l’on sépare : les gens sont compartimentés en fonction de leur classe sociale, de leur âge, de leur sexe, etc., et lui les relie, trace des parcours, pour comprendre véritablement comment vit le peuple italien dans son ensemble, pour montrer la pauvreté, tout ce qui est mis en œuvre pour exclure certaines couches de la population.

Pasolini, parmi les nombreuses critiques qui lui ont été adressées, a notamment été traité de misogyne. En quoi, était-il, selon vous, féministe ?

Je pense qu’il est difficile de considérer la pensée et les positions de Pasolini de façon catégorique, et c’est ce qui est particulièrement intéressant chez lui. Il s’est concentré sur l’analyse des transformations politiques et culturelles de son époque et sa pensée se formait à partir de paradoxes et de discours parfois contradictoires. Ses propositions souvent polémiques et exaltées étaient parfois mal reçues, aujourd’hui, certaines d’entre elles seraient considérées comme réactionnaires, comme ses positions sur l’avortement, qui sont évidemment inacceptables, particulièrement aujourd’hui où il est essentiel plus que jamais de défendre ce droit. Je pense qu’il excellait dans l’analyse des mécanismes de la société de consommation qui n’avait pas encore atteint le stade de saturation que nous vivons aujourd’hui. Il voit se profiler une transformation radicale des mœurs et ses analyses, nourries de marxisme, parviennent encore sous certains aspects à décrire une situation qui ne nous est pas complètement étrangère. Je ne dirais pas que Pasolini était féministe, même si on peut tout de même remarquer qu’il questionne le regard porté sur les femmes dans l’industrie du cinéma, lorsqu’il écrit dans un article paru dans l’Espresso : « ces bourgeois racistes sont habitués à considérer la femme comme un objet sexuel qui possède une normativité et un code » et, lorsqu’il filme les femmes, il refuse de les voir comme des objets de consommation sexuelle. C’est une prise de position qui est plus que pertinente actuellement. Les réalisateurs n’étaient pas si nombreux à la partager.

J’ai l’impression que Pasolini est un artiste qui est resté très vivant dans le patrimoine intellectuel contemporain, il ressurgit à rythme régulier, plus ou moins timidement selon les domaines, mais il ne disparaît pas. Je pense récemment à Abel Ferrara et Lili Renaud Dewar qui ont, chacun dans son champ et avec ses préoccupations, travaillé sur Pétrole. À vos yeux, qu’est-ce qui fait de Pasolini, une figure encore vive ? Pourquoi nous parle-t-il encore autant ?

Il nous parle encore aujourd’hui parce que ce n’était pas un homme silencieux, il s’exprimait constamment sur des questions de société et exposait clairement les enjeux politiques qui subsistaient dans son pays. C’est aussi, je pense, sa manière de raconter dans ses romans et de représenter les marges dans ses films qui intéresse encore les artistes d’aujourd’hui, tout comme sa volonté d’établir un dialogue constant avec son époque. Sa manière d’inclure des séquences qui se rapproche du style documentaire dans ses films de fiction montre bien qu’il a conscience de transmettre aussi une certaine vision de son époque, ce sont les effets de réel pasolinien qui parcourent toute son œuvre. Sa manière de concevoir le documentaire et le cinéma a exercé une grande influence sur toute une génération (pour le documentaire, on peut citer Cecilia Mangini et Lino Del Fra et, pour les films de fiction, on peut citer quelques noms : Alice Diop, Gus Van Sant et Miguel Gomes par exemple). Mais, je pense qu’il n’a pas fini de nous influencer pour la part de liberté qu’il s’accorde lorsqu’il filme les gens et les rues de son pays, la précarité des corps, et la marginalité.

Si Pasolini a animé vos recherches universitaires, ces dernières années vous avez également beaucoup traduit Virginia Woolf. Est-ce qu’il y a un lien pour vous entre ces deux figures ?

Ils étaient tous deux des artistes intransigeants, pleinement engagés dans le processus de création. Ils avaient chacun un regard, une signature et ils ont su capter ce qui pouvait au mieux définir leur époque. Ils étaient pleins de contradictions et aujourd’hui se posent aussi la question de savoir comment hériter de toutes ces contradictions. Je n’ai jamais pensé tisser un lien entre ces deux figures. Je suis revenue vers Virginia Woolf parce que ses écrits m’ont longtemps hantée, mais aussi et surtout pour exhumer les nombreux essais qu’elle a écrits toute sa vie en pratiquant une écriture combattive de chaque instant. Je choisis de la traduire aussi en féministe pour reconstruire les étapes de sa pensée féministe (Écrire pour les femmes rassemble des écrits inédits de Woolf sur les écrivaines et la condition des femmes). Je la perçois comme une écrivaine qui se débattait pour faire exister son œuvre, pour survivre. Je me suis intéressée aux dernières années de sa vie, les années de guerres, qui m’ont permis de mettre en forme ma dernière traduction : Pensées sur la guerre et j’ai été saisie par l’évolution de son écriture. Je parle de cinéma de la survivance pour Pasolini, je pense qu’on pourrait dire aussi pour Woolf qu’il s’agit aussi d’une littérature de la survivance.