Andrea Eichenberger, Les Sources.


Andrea Eichenberger, Les Sources

Deuxième volet de la série Parcours, autoédité par Andrea Eichenbeger et à commander directement auprès d’elle par mail : aeimagina@gmail.com
340 pages, 18 x 11 cm, broché, impression couleur.
ISBN 978-2-9587229-1-3
20 euros

 « Les Sources est une résidence sociale située au Passage de Ménilmontant, dans le 11e arrondissement de Paris. Constituée de 42 appartements, la plupart bénéficiant de mesures d’accompagnement social lié au logement (ASLL), elle accueille, depuis 2009, un public varié, dessinant un tableau d’une riche diversité d’origines, de professions, d’âges et de vécus ».

Les Sources, c’est aussi un livre autoédité par Andrea Eichenberger, anthropologue et photographe. Publié par Taramela — le nom évoque le loquet de bois qui dans les campagnes brésiliennes ferme et ouvre portes et fenêtres aux rencontres —, le livre, avec en exergue une citation d’Espèces d’espaces, dénote par son format et sa couverture les ouvrages de Georges Perec.

En dix parcours, qu’elle présente en diptyques paroles/photographie, Andrea Eichenberger offre ainsi au lecteur, dans ce jeu de correspondances de l’infraordinaire, de partager les parcours visuels des habitants, munis d’un appareil photo argentique et d’une pellicule d’une trentaine d’images : s’arrêter et regarder ce que, quotidiennement, on ne regarde pas, ce à quoi on ne prête plus attention. La pellicule une fois développée, elle leur a proposé de regarder ensemble les images, d’en parler, de les commenter, invitant peut-être d’autres images mentales. Des images réalisées par les habitantes et habitants provisoires des logements sociaux et des extraits de dialogue, elle a fait des carnets — les parcours — auxquels elle a joint les portraits noir et blanc des participantes et participants à l’atelier qu’elle a réalisés en moyen format.

Se dessine ainsi une cartographie affective des temps de vie, des espaces professionnels, de circulation et de loisir, un quotidien, dont la routine, appropriée par la photographie, fait sens ; un vécu à la fois dévoilé et protégé ; des hésitations : « Au début, je ne savais pas trop quoi prendre en photo. Du coup, j’ai fait une photo de ma trousse » (Jolan) ; des recherches esthétiques : « Je trouvais que c’était beau, alors je les ai pris en photo » (Jolan), « C’est la couleur qui m’a attiré pour faire cette photo » (Lassana).

À l’extérieur, toute une intimité du quotidien se laisse entrapercevoir, des émotions, des non-dits, des plaisirs, une fierté d’avoir un travail, un logement… aussi le manque, la distance familiale et la solitude, et quelquefois la tristesse — « Ici ? Il n’y a pas grand-chose à montrer. C’est un peu triste… Il n’y a pas de décorations, il n’y a pas beaucoup de place… En plus, c’est pour une période de maximum 3 ans. » (Namassa) : la cour avec ses grilles et les couloirs à balustrades, les fenêtres masquées de rideaux, les plantes en pot et quelques adventices — « Ça a dû pousser tout seul et on l’a enlevée […] on a piqué sa place » (Fatou) —, les façades, les espaces de circulation (boites aux lettres, escaliers, couloirs intérieurs), les rues, le marché de Belleville, la station de métro, le tram, le parc… et les moments de rencontre, de partage social, la chorale et l’église, les commerçants, les lieux de travail…, le ciel d’ici et d’ailleurs : « Je trouve que cette photo me représente bien. Je suis pieds nus, ça parle de mes racines, c’est l’été, il y a des plantes. Je pense que c’est un peu l’image de l’Afrique. On est naturel. Ça représente ce que je suis. » (Olga)

Les images d’intérieur se focalisent, souvent en plan rapproché, sur la préparation du repas — « Là, j’ai fait un tajine de sardines, voilà ! » (Aïcha) —, la table dressée pour la famille élargie, un canapé…, des espaces rangés où la photographie explore des formes, des textures, des couleurs.

En réponse au déracinement plus ou moins ancien, les espaces photographiés cadrent autant un lieu de routines que les indices de trajectoire sociale, « un terrain de mouvances et de permanences, où se jouent les enjeux d’appartenance et de déracinement » « [Les Sources] C’est joli ce nom, hein ? La première fois que je l’ai vu, on en avait parlé, j’ai pensé à un endroit où on va pour se ressourcer » (Houraye). Le dialogue en regard des photographies, conduit par l’écoute et la confiance, dans une mise en page qui donne à voir et à entendre les silences, poursuit les images dans le hors champ de la rupture, de l’engagement dans des processus d’adaptation et d’intégration, de la mémoire et de l’invention de soi. Elle donne aussi à voir et à entendre la fierté de l’insertion citoyenne par le logement et le travail, la pudeur — « Ça m’a fait bizarre [de faire des photos] ! J’étais gênée au début, mais après ça allait, surtout quand j’étais avec mon ami du travail. » (Namassa), l’image publique et privée — « (Andrea) Et là, c’est un autoportrait ? (Jolan) Oui, voilà… Je ne voulais pas qu’on voie mon visage. J’ai fait exprès pour qu’on voie juste le flash. »

Au-delà, photographies et dialogues posent la question de ce que signifie « habiter », du statut d’habitant, du chez soi que développe en postface la sociologue urbaniste Camila Gui Rosatti : « “Habiter » ne se limite pas au logement en lui-même : c’est s’inscrire dans un réseau de relations entre maisons tissé de liens de parenté, s’intégrer dans une lignée, tout en étant renvoyé à notre passé et en envisageant un projet pour l’avenir. »

Le dialogue sur les photographies s’ouvre sur les histoires de vie, les raisons du départ (les contraintes socioculturelles, la nécessité de protection, le droit d’exister comme personne), la fracture, l’attente, l’accueil, la reconstruction…, il se fait aussi enquête sociologique sur ces fragments de vie, les liens de famille, la violence, la mémoire et le présent, l’oubli, sur la capacité de l’image et du récit à rendre compte du réel, des liens, des absences et des invisibilités sensibles dans l’espace social, « l’ici » et le « là-bas » où quelquefois se brouillent les frontières du « chez nous » et du « chez soi » ; questionnement éthique sur le processus de production des images, esthétique sur leur pouvoir de représentation : qu’est-ce que le beau ? une photographie réussie, une photographie ratée ? le standard d’une bonne photo ?

Les portraits en noir et blanc dans un lieu défini dans un commun accord pour la prise de vue interrogent le regard, la relation photographe/photographié, les problématiques et les enjeux d’identité et d’affirmation de soi : « Wow… c’est moi ! » (Victor) ; « Je regarde la photo comme ça et je me dis : « ouais, j’ai fait un parcours ». Je suis bien dans ma tête. Je suis bien dans ma peau. » (Lorlina) ; « (Andrea) Est-ce que ces photos parlent de toi ? (Aly) Oui… c’est ma vie… » La médiation visuelle de l’acte photographique, l’échange oral en termes d’égalité photographe/photographié font-ils des habitantes et des habitants les actrices et les acteurs de leur image ? Délicatement, Andrea Eichenberger laisse la question ouverte.

Le rendu du processus collaboratif de production des images, de la rencontre, de la négociation et des enjeux d’identité des portraits est politique. En fondant l’altérité sur le sensible, l’écoute et le regard, il en donne à voir et à méditer toute la richesse, porteuse de citoyennetés partagées, et disqualifie tous les discours et toutes les attitudes d’exclusion et de préférence identitaire.

Andrea Eichenberger, Les Sources, avec un groupement d’habitant·e·s du 11e arrondissement de Paris, Postface Camila Gui Rosatti, Paris, Taramela, 2024. Travail réalisé entre juillet et octobre 2023 dans le cadre d’une résidence artistique intégrant la 6e Biennale Art contemporain & Logement social, menée par la Mairie du 11e arrondissement de Paris et la société Hénéo. La résidence artistique a été aussi à l’origine d’une installation photographique qui a occupé la cour interne du bâtiment situé au 29 passage de Ménilmontant, et sa salle commune, entre les mois d’octobre 2023 et mars 2024.

Jean-Marie Baldner, vendredi 20 juin 2025