
Projet « ce qu’il reste” de la culture italienne après l’émigration dans le Dunkerquois – 2023-2025
Exposition de l’artiste polyvalente Maureen Ragoucy.
Dunkerque, septembre-octobre 2025, Château Coquelle / Centre de la mémoire.
« L’acqua, che tocchi dé fiumi, è l’ultima di quella che ando’ e la prima di quella che viene: cosi’ il tempo presente » = « L’eau des fleuves que tu effleures est l’ultime de celle qui s’en alla et la première de celle qui arrive : ainsi le temps présent » (Léonard de Vinci)
La trace
Arpenter les passages entre ce qui se dit avec des mots et ce qui se dit sans eux. La trace est une suite d’empreintes ou des marques que laisse le passage d’un être ou d’un objet, elle implique un déplacement dans l’espace et le temps. La trace est donc ce qui reste de quelque chose qui a été, c’est à quoi on reconnait qu’une « chose » a existé, ce qui subsiste au passé. Elle est toujours postérieure ; elle est éphémère ou durable. La trace permet le souvenir, l’évocation, elle atteste de l’existence de quelque « chose ».
Le reste
Il s’agit, en effet, de rendre compte d’expériences irréductibles à des choses. La mémoire, la culture sont des réalités alors même que leur totalité n’a jamais eu lieu… Comment leur donner un sens ? L’inconvénient de la notion de reste, est de figer une réalité vivante.
La puissance d’un concept se mesure à ce qu’il permet de penser. S’il en est ainsi, il n’est pas sûr que la notion de reste soit la plus à même de rendre compte de ce qui, sans relever des choses, sans entrer dans le rapport de la partie au tout, possède une forme d’existence. L’enjeu est de penser la possibilité pour ce qui n’est plus de survivre ou de s’inventer en tant que forme de vie sur un autre plan (celui du souvenir, du témoignage, de la littérature, de l’identité sociale). Cela revient à penser la vie de ce qui n’a pas de vie, le mode d’existence pour nous de ce qui n’est plus : êtres humains disparus, civilisations, types de pensée, etc. La question se pose aussi à propos du sujet : que reste-t-il de moi-même ? De ce que j’étais ? Dans certains cas, la notion de reste peut avantageusement être remplacée par celle de survivance. Mais là encore, les catégories du changement et de l’invention manquent. Dans le travail de mémoire, dans la littérature, voire dans l’identité, il y a création continuée, vie immanente, et pas uniquement rémanence. Le devenir s’invente, jusque dans la délimitation passagère des restes, comme reviviscence et métamorphose.
Sur la base de ces concepts nous avons conçu le projet de retrouver la trace et le reste d’une culture qui a la caractéristique de l’évanescence mais qui persiste au sein de la communauté italienne conçue comme une « Micro Italie » du dunkerquois, dans un territoire en expansion économique et sociale d’après-guerre, accueillant, ouvert aux expériences venues d’ailleurs et besogneux de main-d’œuvre, tout en conservant son statut identitaire, forgé par la présence industrielle forte, par un environnement où la mer est aussi un lieu de passage, de changements et de suggestions mémorielles. Nous avons écouté les témoins pour entamer un dialogue avec cette communauté italienne et sa survivance en évoquant les « ombres » du passé, les songes, les contradictions et les difficultés pour créer un pan d’histoire de partage et d’évolution puis donner la voix à cette communauté parfois oubliée ou silencieuse.
Dans ce contexte, nous avons trouvé le témoignage que Mme Lucia Mancini nous a livré à partir des notes qu’elle a entrepris de rédiger, tout un pan de son histoire familiale, à destination de ses descendants et de son entourage proche ; un texte pour faire partager les traces laissées dans sa mémoire à travers l’itinéraire de ses parents, immigrés italiens arrivés à Dunkerque pour participer à son l’essor industriel à la fin des années 1950. Un travail de mémoire pour mettre en valeur ses origines, son parcours, soi-même en miroir avec son pays rêvé destiné à se figer dans un mythe des origines. Durant l’année 2025, son travail a été matière d’une recherche, avec publication, sur les Italiens en France par deux chercheurs de l’immigration et des protections sociales de l’Université de Lille.
Un peu d’histoire
Selon les recherches et les études des historiens, la deuxième vague migratoire des Italiens en région arrive de 1945 à 1962. Durant ces années la transformation de la perception globale de l’Italien provient, en premier lieu, de la transformation perceptible, visible et observée de l’Italie.
Après 1945, Rome se lance dans la construction européenne. Au cours des mêmes années, l’Italie connaît un remarquable développement économique, ce sont les années du « miracle italien », qui la rapproche de la France. Les points positifs rejaillissent sur les immigrés : ils ne viennent plus d’un État profondément sous-développé mais d’un pays que l’on apprécie.
L’Italien devient également un étranger proche, comme le Belge dans une période antérieure, proche car de nombreux Français ont visité son pays. Avec les années soixante-dix émerge l’image de l’Italien qui s’affirme durant les années quatre-vingt.
Alors, les descendants des immigrés sont-ils devenus des Français comme les autres ? Oui, sans doute, aux yeux de la population locale pour laquelle leur italianité n’a guère plus d’importance que l’origine bretonne, méridionale ou alsacienne de telle famille implantée dans le Nord. La Saint-Sylvestre fêtée chaque année au cours d’un repas italien dans la salle des fêtes de Pérenchies comble plusieurs semaines à l’avance de centaines de personnes attirées par des liens plus ou moins proches de sympathie, d’amitié ou de parenté avec l’Italie, témoigne de la valorisation de l’image des Italiens aujourd’hui qui apparaissent comme bien intégrés dans la société du Nord de la France.
Ce qui subsiste de leur italianité ne s’affiche plus extérieurement mais souvent leur cœur ne peut s’empêcher de battre un peu plus vite devant le titre d’un film, une carrosserie automobile, une victoire sportive ou une odeur culinaire venus d’au-delà des Alpes.
Point de départ du projet « Ce qu’il reste »
La rencontre et les échanges avec Madame Lucia Mancini, ancienne employée, aujourd’hui retraitée, qui a écrit en français, son livre de souvenirs – Lucia Mancini, Dal castello aragonese à Jean Bart. Ma famille Mancini-Caraccio d’Itailie en France et du Brésil, Dunkerque, 2022, 145 p. – sont à l’origine du projet « Ce qu’il reste » de la culture italienne après l’émigration sur le territoire du Dunkerquois. Sa narration s’est construite en régime d’archive : documents d’identité, permis de travail… Le tout bien présenté avec reproductions et photographies. Un vrai témoignage toujours en positif. Expurgé de tous les « incidents » de parcours d’une errance obligée en terre inconnue avec une valise chargée de souvenirs, sentiments, habitudes, valeurs, symboles, idées, liens, paysages, odeurs, etc., en un mot sa culture. Notre terrain d’investigation car, en transparence, c’est l’histoire et la culture du territoire de Dunkerque qui se dessinent ainsi que celle de la France des Trente Glorieuses.
Revenant à notre communauté, on a constaté que les Italiens restés en Italie, lorsqu’ils viennent en région font ainsi le constat d’une italianité que l’on pourrait qualifier de « désuète » : les pratiques sont parfois restées telles qu’elles l’étaient au moment de la migration. Toutefois, la Micro Italie sur Dunkerque, sous peine de se scléroser, voire de disparaître, doit se renouveler. D’où l’esprit d’innovation et le sens de notre projet. L’évolution des générations y contribue de manière naturelle pour ne pas dire inévitable. Les traditions ne sont pas tout à fait identiques ; elles s’ancrent en effet dans une culture de la mémoire, dont l’oubli est une composante à revivifier.
« Ce qu’il reste » un projet partagé
Puisque l’ouvrage de Mme Lucia Mancini est un témoignage, notre projet a bénéficié du partenariat avec les Archives départementales de Dunkerque et son Directeur M. William Maufroy, le centre culturel du « Château Coquelle » et son directeur Paul Leroux, la Direction régionale de la Culture (DRAC) qui ont financé le projet. Ensuite nous avons partagé ce projet avec les associations italiennes : « Amicale franco – italienne » installée à Dunkerque depuis une vingtaine d’années, et notre association Italie-Dunkerque – Grand Littoral. Le projet s’est étalé sur l’année 2023 jusqu’à 2025.
Que (nous) reste-t-il ?
« Que (nous) reste-t-il ? » résonne comme un appel à l’introspection collective, une invitation à réfléchir sur ce qui perdure et subsiste au sein d’une réalité souvent changeante et parfois tumultueuse.
Chaque toile, chaque note de musique, chaque mot écrit peut être un acte de résistance, une déclaration d’amour, comme une ode à l’espoir affirmant que – malgré tout, quelque chose persiste, quelque chose reste. « Que (nous) reste-t-il ? », c’est l’occasion de créer des liens visuels, comme une invitation à l’union et à l’échange. Puisque l’art contemporain est au cœur des problématiques qui agitent notre histoire actuelle et la mémoire, nous avons introduit dans le projet une artiste contemporaine : Maureen Ragoucy en résidence au centre culturel du Château Coquelle à Rosendael. Ceci nous a poussés à construire ce projet « ouvert » qu’aurait aimé Umberto Eco, lié aux modalités artistiques et plastiques contemporaines via le travail d’une artiste « experte » dans ce domaine social et porteuse d’une poétique et politique du témoignage en utilisant les médiums de la photographie, la vidéo, les enquêtes, les interviews, et à la fin avec restitution sous forme d’une exposition. Ainsi elle présente son travail : « Par le dialogue et l’écoute, je cherche à établir une relation de confiance avec les personnes que je rencontre, pour nourrir ma réflexion sur les différentes formes de l’exil, les identités plurielles et les héritages historiques, linguistiques, sociaux ou culturels. Mon travail a fait l’objet d’exposition en France et à l’étranger… Elle voyage dans le monde et dans l’« intime » des sujets de ses « enquêtes », ainsi laisse parler tout ce qu’il persiste sans immobilisation mais, fluide, se mute en vision du « je » entre vérité et fiction. Nous l’avons choisie car elle a déjà travaillé sur le sujet de la « trace » du temps et de la mémoire au sein des communautés agglutinées en mode survie. Elle a parcouru le territoire des mines dans la région du Nord avec « Retour sur le pays noir » après de jeunes enfants devenus adolescents ; la Réunion, « Au-delà des voix » lors du mariage réunionnais sur les notes enchanteresses des voix des femmes, puis un appel à la remembrance – injonction lors du projet extra muros « Rappelle-toi Barbara » (Angleterre, États-Unis, Russie, Italie, Pologne, Japon) sur le thème, malheureusement encore actuel, du vécu féminin durant la Seconde Guerre mondiale. Études et témoignages, paysages humains et endroits où les contradictions de la contemporanéité en mouvement explosent ou implosent.


L’artiste Maureen Ragoucy
Roland Barthes nous dit que le photographe peut photographier la trace de quelque chose pour la rendre durable, pour en faire un document, que la trace peut être graphique, voire abstraite remonter les traces de l’avoir-été d’autrui, la « passéité » du passé en conflit avec le présent, arracher à l’anonymat dans un contexte déjà fabriqué sous forme d’une identité changeante. Toute image est une trace. Mémoriser des parcours et histoires de paysages variés. En voyageant dans le monde des formes et des corps ainsi que des fantasmes, Maureen Ragoucy découvre l’Italie en pays flamand avec portraits de dames en « un interno » décoré à l’italienne, paysages domestiques et intimes, transparences de voiles et broderies d’antan, objets religieux sous verre, récits pudiques sous l’ombre menaçante du patriarcat, visages virils forts à l’allure de sculptures romaines antiques, paysages urbains, les sons et les voix, les images des familles au pays, celles du présent, les gestes délicats des rencontres. Les signes du temps retrouvé et de celui perdu à jamais. Notre artiste nous présente un tableau vif, délicat et émouvant des Italiens/Italiennes qui ont accepté de participer au projet, en révélant, contre le temps, un fort attachement à leur pays d’origine rêvé et peu connu dans son histoire actuelle mais encore ancré dans leur histoire individuelle. Ils sont Italiens et Français souvent dans un terrain fluide, brumeux mais riche de suggestions. L’artiste se déplace en empathie et devient témoin respectueux et nous aussi. Car voyager dans les souvenirs d’autrui avec légèreté et science c’est un acte de responsabilité et de complicité ardu. Le tout maniant le puissant œil de la caméra et les autres outils techniques qui fixent pour toujours des émotions si volatiles. L’art devient sagesse et partage. Pourtant il faut de l’ironie, de la mise en distance de cure pour laisser le temps soigner et dessiner les contours des histoires. La narration se charge forcément d’un certain « dolorisme » méditerranéen mais ressenti car la souffrance des voyageurs forcés reste et perdure ainsi que la fierté du marin qui a gagné sur la mer, son bateau cabossé mais performant.
Ainsi grâce aux charmes de l’art et de la poésie, nous découvrons les sons, les ombres, les images en transparence d’une culture en « perdance » dans l’eau nouvelle d’une culture d’accueil, incorporée à d’autres cultures de la mémoire. Sans violence ou rejet au sein d’une intégration fortunée mais parfois problématique, toujours complexe à déchiffrer.