À l’inverse de Michel-Ange qui, peignant le plafond de la chapelle Sixtine, affirmait : « l’endroit ne me va pas et je ne suis pas peintre 1», Wolfgang Tillmans pourrait s’écrier : « Ce lieu me plaît » et (n’en déplaise aux grincheux et autres jaloux), « ce lieu me sied et je suis photographe2 ».
Ce lieu est la Bibliothèque publique d’information (Bpi), 6000 m2 du niveau 2 du Centre Pompidou, espace aujourd’hui déserté du fait de la fermeture du bâtiment et cela pour cinq années. Y aller, plusieurs fois, pour voir, revoir sans connaître pour autant l’ennui des expositions photographiques mais au contraire faire l’expérience de l’éblouissement à chaque coin et recoin de l’espace, à chaque « zone » (neuf au total) qui redessine (réaménage) le très grand vide laissé par le déménagement de la bibliothèque.
Le début donc.
Et le début de cette visite, c’est ce que l’on va voir et qui commence par l’escalator baigné d’une lumière sombre pour nous amener au second étage qui d’ordinaire est peuplé par un public d’étudiants ou de chercheurs et autres passionnés de savoir. L’escalator, qui nous rappelle les escaliers du Bauhaus peints par Oskar Schlemmer, débouche sur une antichambre noire ouvrant au loin sur un immense espace lumineux qui, jadis, était empli de livres, de catalogues, tous rangés avec soin dans des rayonnages, étagères métalliques, c’est-à-dire tout ce qui constitue le territoire d’une bibliothèque moderne avec ses tables de consultation, ses postes vidéo, etc.









Wolfgang Tillmans a conçu son projet il y a environ trois ans. Peut-être, sûrement il savait ce qu’il allait montrer, des photographies de formats différents, grandes, moyennes, petites, encadrées ou pas, des tirages argentiques et numériques, des photocopies, autrement dit l’ordinaire de son œuvre aux motifs ou thèmes variés, réalistes ou abstraits, des paysages et des portraits, des objets, des natures mortes, tout ce qui appartient au registre académique de l’art photographique.
Mais savait-il au juste les effets que ce qu’il allait montrer produirait sur le spectateur ? Rien n’est moins sûr. Peut-être. Toujours est-il que moi, spectateur, je ne savais pas ce qui m’attendait : un éblouissement, oui, un bonheur d’être dans ce lieu habité d’images que je connaissais ou que je découvrais également, mais surtout un lieu où ce qui était sur les murs importait moins que tous les vides que je pouvais désormais contempler, traverser, pénétrer et dans lesquels je pouvais à ma guise demeurer, habiter même m’offrant ainsi d’innombrables points de vue pour regarder de loin ou de près des photographies. « Ce lieu me va et je suis sculpteur… » pourrait se dire Tillmans. Et d’ajouter aussitôt : « … quitte à vous ennuyer, vous les adorateurs des points de vue uniques et de la forme tableau ». Wolfgang Tillmans bouscule Baudelaire et le chapitre XVI du salon de 18463, ouvrage que l’on ne trouve plus sur les étagères de la Bpi. Car il ne reste presque plus rien de ce qui constituait la Bpi. Tillmans a gardé seulement le mobilier avec les étiquettes informatives d’origine qui rappellent ce que l’on pouvait consulter avant la fermeture du lieu, c’est-à-dire tous les livres et tous les documents concernant les domaines du savoir. Par exemple : 513 Géométrie (généralités) ou 512(091) Histoire de l’algèbre. Mélancolie du départ. Mélancolie du lieu. Tillmans le mélancolique.
Du lieu ne subsistent en effet que les très grands kakémonos de différentes couleurs qui nous orientaient du temps où la bibliothèque était en service. De gauche à droite et en levant la tête on lira l’ancienne signalétique : Accueil, Science de l’info/Médias, Philosophie/Psychologie, Religions, Sciences sociales.
L’espace (l’exposition) devient un inventaire à la Perec, un dictionnaire à la Flaubert, seulement des noms propres pour signifier la géographie, l’histoire, les systèmes économiques, l’écologie, etc., c’est-à-dire les départements savants pour les abonnés du lieu, souvenirs de la vocation encyclopédique de cette institution. « Rien ne nous y préparait, Tout nous y préparait4 », c’est-à-dire une vie sans art et sans culture, des rayonnages où sont inscrits seulement les noms des anciens occupants, plus de 360 000 volumes tous répertoriés, aujourd’hui relogés ailleurs dans Paris.
Cela a été et cela n’est plus.
On se souvient du court métrage d’Alain Resnais de 1956 : « Toute la mémoire du monde », soit la vie interne et multiple de la Bibliothèque nationale de France. C’est une œuvre qui fait date mais qui date tout de même.
C’est le problème du cinéma documentaire car ce n’est plus aujourd’hui comme cela était, pourrait-on maladroitement dire. En revanche, ce que Wolfgang Tillmans propose est atemporel, non documentaire, ou plutôt, tel est son beau souci, se situant à l’intersection de la fiction et du réel. D’où notre éblouissement, notre sidération et ce constat que l’on fait devant une évidence. « Bien sûr » pensais-je. Il est étonnant de regarder les spectateurs dans ce lieu qu’était la Bpi. Ils sont comme des marqueurs d’espace comme les figures dans un tableau du Quattrocento. Ces spectateurs (dont moi) donnent la mesure du lieu que Tillmans a divisé en 9 zones chacune accueillant les photographies que l’artiste a faites depuis 1969 jusqu’à aujourd’hui :
— L’histoire au présent
— The state we’re in
— Autoformation
— Dissémination de l’information
— Autopoïèse de la matérialité et des procédés photographiques
— Books for architects
— Rayonnages
— Tables
— Métamorphose de l’espace
Autant de zones pour classer et inventorier en quelque sorte une œuvre d’une quarantaine d’années qui questionne le monde et ses transformations à travers différentes géographies, technologies, problèmes, crises.
Autant d’images présentées sur les murs restants de la bibliothèque mais également dans des alcôves qu’on n’a pas pu détruire, dans des vitrines ou sur des tables que Tillmans a tenu à garder à leur emplacement initial pour présenter les livres, les catalogues qu’il a publiés, des documents de travail, des projets, des publications d’autres artistes.
Ainsi s’opère, sous nos yeux, une intense relation entre le vide produit par le déménagement du centre et un puissant contenu artistique signé Tillmans. Au vide architectural jouant comme un signifiant est associé un puissant contenu artistique, un signifié en quelque sorte.
Dans la zone n° 3 (Autoformation) Wolfgang Tillmans présente une œuvre de 2024, « BPI portraits », composée de 60 écrans montrant autant d’usagers qui ont répondu à l’appel de l’artiste : « Que vous étudiez, écriviez, lisiez ou vaquiez simplement à vos occupations, l’essentiel est de vous comporter exactement comme un jour ordinaire à la Bpi, en apportant vos affaires habituelles et en vous habillant comme d’habitude5 ». Ils ont été filmés un mardi, jour de fermeture du centre. Ces vidéos qui sont présentées dans les box de travail individuels existant sont une sorte d’hommage aux usagers de le Bpi. « Bien sûr, pensais-je. il ne pouvait en être autrement ». Tout nous y préparait : l’histoire de Tillmans, son art, ses œuvres, sa manière ou son style de les présenter.
Rien ne nous y préparait : le bonheur d’être un visiteur6.
- Michel-Ange, lettre adressée à son ami Giovanni da Pistoia en 1509. On pourrait citer encore Molière quand à l’intention de Charlotte, la jeune et belle paysanne, il fait dire à Dom Juan à peu près ceci : l’endroit ne vous va pas. Je vous arrache de ce mauvais pays et je vous mets dans l’état où vous méritez d’être, au seul lieu que mérite votre grâce, le lieu que j’occupe (cf : Dom Juan ou le Festin de Pierre, Acte II, Scène 2.) ↩︎
- W. T. déclarera en 2012 ce que le numérique par rapport à l’argentique lui apporta de nouveau dans son travail en modifiant sa perception des choses et du monde. ↩︎
- Cf. Charles Baudelaire, Salon de 1846, chapitre 16, « Pourquoi la sculpture est si ennuyeuse ». ↩︎
- Tel est le titre « en forme de manifeste » de ce que montre Wolfgang Tillmans. ↩︎
- L’appel : « Que vous étudiez, écriviez, lisiez ou vaquiez simplement à vos occupations, l’essentiel est de vous comportez exactement comme un jour ordinaire à la Bpi, en apportant vos affaires habituelles et en vous habillant comme d’habitude ». Cf. la publication du Centre Pompidou, 2025. ↩︎
- Wolfgang Tillmans : Rien ne nous y préparait, Tout nous y préparait, 13 juin – 22 septembre 2025, Centre Pompidou, Niveau 2. Commissariat : Florian Ebner. Commissaires associés : Olga Frydryszak-Rétat, Matthias Pfaller. ↩︎