
Cinquante. Au premier regard, trop bref, de la prise en main, on imagine, dans la simplicité même du titre, un retour sur cinquante ans d’échanges, l’ouverture de la Galerie, la première vente en octobre 1974 par Alain Paviot d’un portrait réalisé par Julia Margaret Cameron, tout un parcours, les choix, les expertises, les expositions, les acquisitions, par de grandes institutions, qui ont marqué et rythmé l’histoire de la photographie en France et ailleurs. Mais déjà, l’image de couverture, sans nom d’auteur, intrigue, un tirage original aux sels d’argent, « Chronographe Universal » (c. 1950) de Jean Prevel. Avec en correspondance, au dos du livre, la reproduction d’un détail du tirage contact de « L’évolution de la chute d’un chat » (1894) d’Etienne-Jules Marey, les visuels de couverture emportent le lecteur, avant même l’ouverture du livre, vers les temps multiples de la photographie, les questions de l’esthétique et de la valeur du tirage original. Elles ouvrent le désir de découvrir le vintage. Comme le dit en avant-propos Alain Paviot, à rebours de toute vanité : « J’ai préféré choisir et offrir une dernière chance à cinquante “papiers” conservés en grande réserve ou en attente d’un acquéreur potentiel et aussi pour mon propre plaisir de les voir reproduits, souvent pour la première fois ». Voilà donc l’objet du livre – et expliquée l’énigme du titre – le plaisir, celui du galeriste et celui, anticipé, du lecteur.
Pour ce neuvième ouvrage1, il n’est pas alors besoin de poursuivre un thème, se plier à un déroulé, au lecteur de laisser dériver son imaginaire à la reproduction d’un paysage d’hiver de László Moholy-Nagy, d’un graffiti de Louis Stettner, d’un portrait de Man Ray…, de la « Composition surréaliste » de Dora Maar, de l’« Abstraction » d’Arthur S. Siegel ou des « Photogenic drawings » d’Amélia Bergner… La diversité surprend, enchante et on se prend très vite à nourrir des liens, éveiller des correspondances et des souvenirs, à s’arrêter, inventer des récits et suivre, au hasard des bifurcations de l’œil, les chemins de multiples histoires de la photographie ; feuilleter un « atlas mnémosyne » en constante recomposition, découvrir, assembler, apprécier ce qui se passe entre les images et en oublier dans le désir et le plaisir d’image les histoires canoniques. Il y a ce tirage sur papier albuminé anonyme d’un « Modèle vivant, étude pour peintre » (c. 1855), le négatif verre et le tirage sur papier à noircissement du « Square du Vert Galant » d’Eugène Atget ou encore ces portraits d’André Kertész (Piet Mondrian), Henri Cartier-Bresson (Pierre Bonnard), Stanley Twardowicz (Jack Kerouac), Jack Nisberg (Pablo Picasso)… et ces autoportraits de Man Ray, Georges Demenÿ…
Ouvert sur les techniques avec ou sans appareil (contact, cliché, noircissement direct, photogramme, photomontage…), les procédés argentiques ou non (gomme bichromatée, cyanotype…) et les papiers (papier aux sels d’argent, papier albuminé, papier aux sels de ferro-prussiate…) d’empreintes photographiques, le livre est une invite à instruire le regard dans une jouissance autant de la matérialité des supports photographiques (verre, papier, pellicule souple au nitrate de cellulose…) que des démarches, des styles, des compositions, des contrastes, des densités et des variations de lumière… avec, en image rêvée, le tirage original.
Engageant une histoire comparative fondée sur le plaisir de l’image, sur la capacité d’émouvoir qu’elle porte, celle-ci est offerte au lecteur en page de droite, sur fond blanc, avec, en page de gauche, quelques lignes pour l’identifier, auteur, titre, date, procédé, dimensions, provenance et la précision « Original de l’époque ». Au lecteur alors de construire la singularité de chacune des reproductions, de les assembler, de les disjoindre, d’inventer ce qui se lie et se lit entre deux images, dans les intervalles, de croiser les thèmes en enquête des hors champs : paysages, monuments, portraits et autoportraits, scènes de genre, compositions et photomontages, études sur le temps et le mouvement, natures mortes et objets, faits divers, botanique, abstractions, projets publicitaires… Au-delà, nombre de photographies résonnent des études sur l’arrêt-mouvement (Marey), sur les temps de l’image et leur représentation (Dimitri Rebikoff, Etienne-Jules Marey, Eadweard Muybridge…), sur l’irréversible et l’inachevable, ainsi que sur les marqueurs de temps (Jean Prevel ; Brassaï, « Ce cadran solaire et cette horloge ne sont que de simples punaises », 1933).
Cinquante, c’est aussi « Cinquante publications d’Alain Paviot » de 1978 à 2023 où se dessine en arrière-plan l’histoire des galeries : rues du 29 juillet et du Marché Saint-Honoré, rue Sainte-Anne. « [… Une] très joyeuse préface » de Bernard Blistène « Pour Françoise et Alain qui comprennent que le regard est quelque chose qui s’échange » questionne ce qu’est écrire sur une série d’ilages, « “Trouver l’évidence de la photographie” […] sans [se] méfier des mots [pour dire] le bonheur d’un échange ». Dire tout simplement l’amitié et l’amour de Françoise et Alain pour le tirage photographique.
- Paviotfoto I / Walker Evans – Gladiolas, 2007 ; II / Mondrian ; III / Charles Nègre, Héliogravures ; IV / Charles Nègre ; V / Exquisite ; VI / J.B. Camille Corot. Un album de clichés verre ; VII / Exacts Instants ; VIII / Marcel Proust. ↩︎