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Du Polaroïd à la photophonie : vers une réincarnation pixellisée ?

Du Polaroïd a la photophonie

A propos d’une micro caméra incorporée dans la montre-bracelet d’un golden boy new-yorkais, on peut lire dans Cosmopolis de Don Dellilo, publié il y a seulement trois ans :

Voir en ligne : www.plasticmoon.org

« La caméra était un appareil à ce point microscopique et perfectionnée qu’elle relevait presque de l’information pure. De la Métaphysique, quasiment. Elle fonctionnait à l’intérieur du corps de la montre, recueillant des images dans les parages immédiats, et les reproduisant sur le verre. » [1] C’est en réalité dans le domaine de la téléphonie mobile que s’est produite, en très peu de temps, l’évolution technologique annoncée dans ce roman, et désormais popularisée à l’extrême… « Corps » « , « Information pure » » , « De la métaphysique, quasiment » « , « recueillir des images » » : voilà des notions-clefs, des interrogations fondamentales… Ce que la presse aime nommer dans ses grands titres une « Révolution numérique » ne constitue toutefois, en réalité, qu’une évolution. A titre d’exemple, Beaux arts magazine intitulait déjà de manière péremptoire, en novembre 1998, son dossier principal : « Mois de la Photo, La Révolution numérique » . Jean-Louis Garnell y affirmait alors : « Contrairement à la photographie, l’image numérique est déjà une reconstruction de la réalité, à base de pixels. D’emblée, elle dicte une distance. ». [2] Une telle assertion s’avère aujourd’hui à la fois juste et exagérée. Et si elle est en partie juste, ce n’est pas forcément dans le sens où l’entendait alors le photographe : le réel n’est pas forcément mis à distance, mais plutôt, entre autres, dans les pratiques artistiques archaïsantes, « dégradé », « délité » de certaines informations visuelles ou au contraire « gonflé », « dilaté » par des pixels artificiels (créer du « bruit » ou du « silence » visuels…). L’assertion de Garnell n’est-elle pas aussi, une fois de plus, une surévaluation de la dimension « indicielle » – une empreinte directe physico-chimique –, de la photo, sur laquelle on a tant glosé « … Et le grain prononcé de certaines images argentiques de Mario Giacomelli, Robert Frank, ou Daido Moriyama, pour ne citer qu’eux, ne constituait-il pas déjà, dans un double mouvement qui n’est qu’en apparence contradictoire, une mise à distance du réel et en même temps un puissant « effet de réalité » » Car une scène « atomisée », pour reprendre l’expression de Henri Van Lier, évoque puissamment la sensation du mouvement, qu’il soit celui de la vie, ou de l’imprécision d’une image mentale bouillée, vignettée, fluide et floutée… Cette fausse réinvention ou « Révolution » n’est en fait qu’une redécouverte des joies de l’instantanéité. Rappelons-nous qu’elle a déjà été ressassée pendant la décennie précédente à l’égard de la lomographie (« la lomographie ne fait que révéler qu’il existe un petit William. Klein en chacun de nous » déclarait alors, à juste titre, Arno Gisinger). Il est vrai, en revanche, que l’apparition du numérique a bouleversé économiquement le monde du marché amateur et professionnel de la photographie…

Il faut dire que « Révolution » est devenu un terme très galvaudé, dont le caractère hyperbolique renvoie à la peur mêlée de fascination du Bourgeois pour ses adversaires rebelles (tout le monde ou presque a sans doute en tête cette affiche caricaturant jadis un Bolchevik sanguinaire, serrant un poignard entre les dents !...). Or existe-t-il un art plus bourgeois que la photographie ? Non seulement, depuis ses origines, la photo a témoigné de la réussite grandissante de celle-ci, mais a participé de cette réussite e en créant de nouveaux rites sociaux conformes à l’idéologie dominante, « fabriqués sur mesure », inventés pour elle. « Photos volées » des nouveaux Paparazzi désormais équipés d’un minuscule téléphones mobiles – dont le rendu « sale » la pixellisation extrême renforce auprès du lecteur de presse dite « sérieuse » ou à scandale, bien plus qu’une image nette et précise, l’ « effet de réalité » –, beaucoup de choses ont déjà été écrites sur ce nouveau moyen d’enregistrement du réel… Comme toujours, le photojournalisme professionnel ou amateur (n’importe qui peut s’improviser reporter dans la rue face à un événement tragique, voyeur morbide ou et cupide – que reste-t-il alors de la fraîcheur tant vantée des Lartigue et autres consorts ?... mais ceci n’est guère nouveau, il faut le rappeler…) est mis en exergue dans les différents articles. Il existe même de nombreux sites sur Internet consacrées à ces images, d’ailleurs plus ennuyeuses que véritablement spectaculaires ou sensationnalistes… L’évolution la plus surprenante et passionnante d’un point de vue artistique provient bien de la téléphonie. Il n’était guère prévisibl en effet, il y a cinq ans, que Nokia, spécialisé dans la téléphonie mobile, ou Mitsubishi spécialisé dans la fabrication d’automobile 4x4 performants, soient devenus désormais les premiers fabricants d’appareils photo, devant les traditionnelles Nikon, Canon, ou Olympus, qui semblaient indéboulonnables, des valeurs de qualité éternelles… L’industrie du son et du jeu vidéo – et Sony n’a pas raté non plus l’opportunité de s’engager dans ce nouveau marché –, a désormais investi celle, pourtant normalement si cloisonnée, peut-être pour la première fois de l’histoire, de l’image fixe et en mouvement… Personne, à ma connaissance, ne s’est encore véritablement penché sur les ressources expressives souvent paradoxales et donc des plus stimulantes, fascinantes, de ce nouveau média, de ces petits boîtiers hybrides : malgré un fort degré de technicité, il y a bien souvent une économie de moyens à l’œuvre, celle de la pauvreté de l’image restituée, du pixel « éclaté » substitué au grain prononcé d’antan. Le micro-ordinateur téléphonique est alors utilisé à rebours ou dans ses marges. La « photophonie », c’est aussi et surtout cela, tout comme l’usage détourné des webcams, comme le fait par exemple Caroll’’ Planque… Héritières de celles du Polaroïd amateur, ces images le sont indéniablement : moins coûteuses toutefois. Une seule vue de Pola SX-70 ou 600 coûtait environ 10 FF il y quelques années, et comme on se laissait facilement aller au plaisir quasi-compulsif du mitraillage innocent, au plaisir de l’apparition presque immédiate de l’image et de l’accumulation compulsive (ces fragments de vie et de beuveries entre amis à l’occasion d’un anniversaire etc. ), mis de côté ensuite dans un joyeux désordre et retrouvés quelques années plus tard sur une étagère, plus ou moins jaunis et rayés, avec les courriers contenus par une boîte à chaussures… Signalons justement que le fameux icône « poubelle » de tous les appareils numériques, pose un problème dans l’élaboration, la sauvegarde et la transformation de notre mémoire affective d’amateurs : si l’on « mitraille » beaucoup, limité seulement par le déchargement des piles ou de la batterie, et la saturation de la bien-nommée « carte mémoire », nous sommes tout aussi prompts à éliminer rapidement nombres de vues… Risque d’amnésie immédiate donc, et impossibilité surtout du repenti : avec les négatifs et surtout les planches-contact argentiques, il était possible jusqu’alors de revenir sur ses choix bien des mois voire des années après la prise de vue. Financés dès les années 1970 par Polaroid, Walker Evans [3] et André Kertész [4] ont ainsi produit, à la fin de leur carrière, quantité d’images remarquables et inattendues, bien que formellement dans la continuité de leur ?uvre passé. Ce fut même le cas de cet adepte de la chambre grand format, ce théoricien perfectionniste du zone system, comme le raconte Didier de Faÿs : ? En 1972, Ansel Adams raconte un rêve amusant dans un mémo à son ami John McCann : “J’utilisais le SX-70 dans mon salon, j’ai pris une photo et puis un flot incessant de photos de la taille de cartes postales (de tous sujets imaginables) s’est mis à sortir de l’appareil. Je ne pouvais l’arrêter, le sol en était couvert et les gens paniquaient et se dispersaient […] Que cela veut-il dire ? Je crois aussi que les cartes postales étaient affranchies !” On est bien loin de l’image du photographe de Fine Art qui réalise en 20x25 les somptueux paysages du Yosemite Park. Et pourtant, on en est si prêt car son rêve, on peut le réaliser avec un simple téléphone. La photo aussitôt prise et, aussitôt envoyée par MMS, vous revient par la poste au format carte postale. Merci SFR. ? [5] L’image était révélée en quelques secondes seulement, et, grâce à toutes les catégories d’appareils numériques, cela va plus vite encore, en fait plus de temps d’attente du tout : ils permettent enfin une prévisualisation jusqu’alors inhabituelle de la scène sur l’écran LCD. Rappelons toutefois que les Rolleiflex bi-objectif ou les châssis en verre des chambres grand format, beaucoup utilisés par Walker Evans et Ansel Adams justement, permettaient aussi une sorte des prévisualisation ; de même que l’oeil n’est pas enfermé dans le viseur avec ces boîtiers, le téléphone portable induit, le bras tendu vers la scène à enregistrer, un autre rapport au réel, une autre distance et hauteur de vision aussi… Des néologismes ont tout naturellement surgi ces dernières années pour tenter définir les pratiques issues de ces appareils hybrides qui bouleversent nos habitudes quotidienne (mais n’oublions pas que la motivation originelle des fabriquants est, comme toujours, plus cyniquement capitaliste que réellement ludique, il s’agit avec de nouvelles fonctionnalités inatendues, d’inciter le consommateur à renouveler son matériel si rapidement devenu caduque/périmé…) : Michel Guerrin, par exemple, évoque ces « photophones » [6] … L’on pourrait aussi parler de « vidéophones » ; de « gamephones » etc. Mais en réalité, toutes ses fonctionnalités cohabitent généralement désormais dans chaque appareil. Une désacralisation, défétichisation de l’appareil photo professionnel est en tout cas revendiquée par les artistes adeptes de la « photophonie », attitude désinvolte par rapport aux canons de perfection technique, déjà à l’œuvre dans nombre de pratiques archaïsantes depuis le début des années 1970 (box, sténopé, Lomo, Holga, Diana et autres appareils-jouets en plastique…). Ce qui est aussi nouveau, c’est que l’appareil n’est plus seulement un appareil de prise de vue, mais un album personnel intégré dans le boîtier. Il était il y a peu de temps à la mode de changer les coques des téléphone mobile afin de personnaliser l’instrument anonyme utilisé principalement dans un contexte publique (la rue etc.…) ; désormais on affiche plus volontiers en fond d’écran un portrait de son fils ou de son compagnon, de son animal domestique… Voilà qui peut paraître paradoxal, en tout cas modifie indéniablement, du point de vue aussi et d’ailleurs dès les débuts de la téléphonie mobile (sans fonction photo ou vidéo), les rapports sociaux. Les limites deviennent de plus en plus floues, confuses, entre les espaces du privé et du public, le repli nécessaire vers l’intime et l’exhibition forcée ou délibérée… Il est encore difficile de critiquer et d’analyser les enjeux esthétiques, mais aussi sociologiques, politiques, d’une tendance aussi forte qu’émergente, indiscutablement, mais encore confidentiellement retranchée (du point de vue artistique en tout cas) dans les laboratoires informatiques de futurs talents et l’intimité un peu honteuse de photographes reconnus pour avoir pratiqué la photo de manière plus conventionnelle, avec des boîtiers « sérieux », homologués par la profession… Toutefois, quelques talents émergent : du côté de la photomobilie, Marc Donnadieu, auteur au milieu de cannées 1990 – et la filiation se confirme ! – de magnifiques et au premier abord déconcertants Polas SX-70 (série « fragile », 1994) dépouillés à l’extrême, micro installations sur le sol de quelques bouts de bois, non ou micro évènements précaires en apparence insignifiants qui, comme ses nouvelles photos faites avec son téléphone récuse la notion d’image « riche » : « Qu’est-ce qu’une image “riche”, qu’est-ce qu’une image “pauvre” »... Pourquoi n’ai-je pas continué à utiliser un appareil reflex comme je le faisais au début, donc un appareil “riche”, qui transmets beaucoup d’informations, qui révèle beaucoup de détails, dont on dit qu’il “documente”, c’est parce que je trouvais qu’il y avait “de trop”, et que je ne voyais pas l’intérêt de cela. C’était un excès inutile, ce rapport au monde qui nous environne devenait un rapport complètement capitaliste. «  [7] Le capitalisme « objectise », réifie les hommes et le monde, qui n’ont plus que le statut de simples objets chiffrables, contrôlables et malléables… C’est l’une des visées souvent inavouées de l’hypocrite utopie techniciste dont l’Ecole de Düsseldorf initiée par les Becher, et ses pâles plagiats, succédanés non germaniques (dont hélas la France et Paris surtout abondent !), même et surtout quand elle se veut « engagée », « ironique », en se jouant des codes du style documentaire, issue d’une longue tradition bourgeoise. L’enjeu est donc bien, clairement, « politique », au sens originel du terme… Il s’agit de refuser une longue tradition de domination « machiste » et « capitaliste » du monde, et, au lieu de vouloir à tout prix modeler, quantifier, rationaliser de manière fascisante celui-ci, de le laisser au contraire entrer dans la boîte, entrer en nous, comme le revendique le même artiste : « Alors pourquoi appauvrir les informations avec un tel appareil ?... C’est pour n’en garder que l’essence. On peut obtenir cela avec les polaroids et les téléphones portables : directement, la température de couleur, une information que l’on n’a jamais avec le reflex. Des sensations qui sont portées, transmises par le monde, par exemple la lumière, sa chaleur, la qualité de cette lumière… Savoir qu’en regardant bien, une lumière apparaîtra plutôt orangée ; qu’un néon va être plutôt vert etc. Des choses que nous recevons dans notre corps sous la forme de sensations mais que notre esprit ne veut pas voir, parce qu’il considère culturellement que c’est une information inutile. » [8] Le monde, la chaleur de la lumière qui entre dans notre corps… Il y aussi ce gigot ficelé photographié par Bruno Debon avec son téléphone. L’image pixellisée à l’extrême fait, de manière inattendue, retour vers la chair, comme un gant/une enveloppe de pixels froids et synthétiques à l’extérieur retourné soudain vers les blessures et les plaisirs du corps. Une réincarnation et évocation de la chair paradoxale (la bête est morte et dépecée) à la manière du Boeuf écorché (1655) de Rembrandt ou des natures mortes réalisées au moyen format par Yves Trémorin il y a une quinzaine d’années : stigmates de blessures, sang qui coule, les pixels réincarnants dégoulinent de cette dimension charnelle si ambivalente, où, comme l’a si bien décrit George bataille, la souffrance cohabite toujours avec la plaisir, la vie avec la mort, la naissance, la sexualité et l’inéluctable décomposition…Comme Marc Donnadieu, Bruno Debon a interrompu son activité photographique pendant dix ans après avoir, comme lui, beaucoup pratiqué le Polaroid SX 70 ; comme lui il a redécouvert le plaisir de photographier grâce à son téléphone mobile ! Et ses images sont aussi un déni évident à la volonté de dominer visuellement le monde, mais au contraire, de le laisser advenir dans tout ce qu’il a de trivial, « brut », et aussi banal que séduisant… Evoquons aussi cette énigmatique et modeste, globuleuse webcam, cet étonnant il numérique orwellien – une sorte de mini dispositif à la « Big Brother » de notre intimité – de plus en plus petit, qui trône désormais sur nos ordinateurs devenus plus en plus plats. Utilisées à des fins proches de celles de Debon ou Donnadieu par Caroll’Planque (qui a longtemps et pratique encore, elle aussi, le Polaroid amateur), consultable sur son remarquable diary « Plastic Moon  » [9] , la webcam propose, dans des imagesen noir et blanc fantomatiques, figées mais tremblées d’une image en mouvement, une autre piste créative des plus passionnante, qu’il s’agisse d’un autoportrait ou de son assiette vide mais contenant quelques résidus infimes, relief du repas dans la longue tradition de la nature morte, mais à l’ère du numérique. Micro-évenement sinon non-évenement là aussi, fragments intime et brouillés de notre vie quotidienne. Des images anti-paparazziennes mais jamais autosuffisante ou auto complaisante, justes et sensibles… C’est vers cela va sans doute qu’une partie de la jeune création photographique/vidéaste évolue actuellement : une réincarnation, réhabilitation et « réenchantement » du monde dans ce qu’il peut avoir de plus banal… Et cette « évolution », à défaut d’être une « révolution », me semble plus que prometteuse. Passionnante et nécessaire, dans un contexte de confiscation et déréalisation capitaliste de notre rapport à nous-même, aux lieux et aux choses, que ces artistes, retournement des fantasmes technicistes. Il s’agit de fabriquer, d’ajouter de l’information qui n’existait pas dans le réel, et d’enlever, soustraire une partie de celle qui existait, et d’affirmer caractère imprévisible du réel de manière radicale. Loin des douteuses utopies ultra-libéralistes de domination, rationalisation et capitalisation du monde.

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++Notes++

[1] Cosmopolis, Scribner, 2003 pour l’édition originale/Actes Sud, 2003 pour l’édition française, p. 217.

[2] Cosmopolis, Scribner, 2003 pour l’édition originale/Actes Sud, 2003 pour l’édition française, p. 217.

[3] Walker Evans, Polaroids, Scalo, 2002.

[4] André Kertész, A ma fenêtre, Hersher, 1981.

[5] « Le Rêve d’Ansel AdamsŸ, Tribune dans Reflex(e) numérique n° 11, avril 2004 ».

[6] Le Monde, 2005 O2 13-14

[7] Extrait de la conférence au Centre photographique d’Ile-de-France, Pontault-Combault, dans le cadre de l’exposition ? Foto Povera 3 Ÿ, 11 janvier 2006.

[8] Ibidem.

[9] www.plasticmoon.org

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