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Rencontres d’Arles, un état de conscience en 2023


Daniel Wagener
Daniel Wagener
L’ouverture pourrait caractériser cette 54e édition des Rencontres d’Arles, et plus particulièrement la semaine des Rencontres, qui s’est tenue du 3 au 9 juillet 2023. Cette semaine début juillet est le rendez-vous estival de tous les professionnels de la photographie, les auteurs, les éditeurs, les curators, les galeristes etc et celles et ceux qui viennent pour avoir des conseils professionnels… et plus si « affinités » ( esquisser un projet de livres, d’expositions etc.). Certes, c’est aussi l’inauguration des Rencontres dès le 3 juillet pour tous les publics. Les expositions resteront ouvertes pendant deux mois, voire plus.

Voir en ligne : https://www.rencontres-arles.com/fr/

L’intitulé de ce festival dédié à la photographie contient depuis sa création le terme Rencontres : ce qui est le plus important est bien cet échange entre les visiteurs et les créations exposées, entre tous ces protagonistes et tous ces croisements. Lors de cette semaine d’ouverture, les photographes exposés sont présents et un programme riche permet aux visiteurs de les entendre et de les rencontrer.

Si le programme officiel offre 45 expositions, lors de la première semaine, de multiples expositions gratuites comme Plac’art et la galerie Sinibaldi investissant tout un immeuble de la rue de l’hôtel de ville avec des photographes japonais, généralement s’installent pour une durée plus ou moins longue, des stands d’éditeurs nationaux et internationaux fleurissent également comme Podesta, photobook fair (inédit), des signatures de photographes disséminées dans toute la ville comme place Voltaire et collège saint-Charles, des lectures de portfolio officiels et officieux se multiplient etc.

Cette abondance témoigne de la vitalité de ce festival et de l’écosystème photographique. Un tel foisonnement ne permet pas de rendre compte de l’intégralité en quelques jours et le don d’ubiquité est rare. Feu Voies Off réalisait un énorme travail de coordination et de collecte d’informations de tous ces événements hors IN, et il semble dommageable que cela n’existe plus… la découverte s’effectue, donc, au hasard des rues, et des rencontres. A quand un programme du OFF ? Certes, pas à la démesure de celui de l’autre festival voisin, Avignon, pour le théâtre, transformant la ville en une vaste kermesse juilletiste, mais un livret papier et numérique rassemblant cette richesse d’une semaine.

L’ouverture des Rencontres 2023 montre la photographie comme ce qu’elle est, un « go-between » s’infiltrant dans tous les interstices artistiques et sociétaux : du vernaculaire au documentaire, de l’expérimental à l’anthologie… de l’image en mouvement à l’image fixe cinématographique, etc. Le temps de se remettre en route après l’arrêt forcé par la pandémie, et de retrouver un rythme de croisière, peut-être différent d’avant, les Rencontres 2023 semblent renouer avec l’esprit de la photographie, cet art « moyen » ni mineur, ni majeur pouvant tout se permettre avec ses évolutions, ses questionnements et ses difficultés. Un état de conscience, le titre de cette édition parait approprié et juste.

Sur la forme, l’éco-responsabilités tend à faire disparaitre quelques cimaises traditionnelles pour l’apparition de quelques structures métalliques comme dans Insolare d’Eva Nielsen, lauréate du prix BMW ou « Soleil gris » d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier. Pour ces deux projets, l’installation proposée sert le propos et la matérialité des images (le gris du Dibond au dos visible pour le deuxième et les superpositions de textures pour le premier, par exemple). En revanche, pour Constellations dans la Tour Gehry de la Fondation Luma : est-ce que la scénographie sert l’œuvre de Diane Arbus ou sert-elle le curator ? Les avis sur cette monstration semblent divisés. Les 450 photographies de Diane Arbus n’avaient peut-être pas besoin d’être présentées de la sorte dans un vaste « freakshow » ?

En tout cas, la responsabilité écologique, souvent annoncée par les organisateurs de cette 54è édition, reste légère. C’est une vaste question pour la culture et les arts ? Rappelons-nous des « fours » que constituaient les anciens ateliers ? Leur visite ne pouvait s’effectuer que le matin. La conservation des tirages surtout pour les vintages, les originaux, rend difficile de ne pas utiliser des climatiseurs pour maintenir une hygrométrie correcte. Complexe. En revanche, les questions actuelles liées à l’anthropocène sont bien présentes aussi bien par l’exposition à Monoprix, Ici près, regroupant Mathieu Asselin, Tanja Engelberts et Sheng-Wen que par le colloque « Quelles images pour quelle écologie » tenu le jeudi 6 juillet à l’École nationale supérieure de la Photographie et des tables rondes .

La Fondation Rivera-Ortiz consacre avec Grow up, tout son hôtel particulier et l’annexe située juste en face au rez-de-chaussée avec des artistes taiwanais aux problématiques environnementales et surtout le mouvement des plantes sur la Planète et leurs apports. Dans cette abondance de projets, Luces distantes de Marc Lathuillière & Guardianes Madre Árbol se distingue par son travail de fond depuis 2020 avec ces autochtones colombiens qui défendent leur terre nourricière sans recourir aux armes et s’étant appropriés le photographe du Musée national. Et non l’inverse, l’occidental ne s’est pas approprié la cause de ces colombiens, cela semble relever de la co-appropriation entre le Français et eux pour défendre cette cause avec toute la résilience nécessaire, ainsi que l’installation JTC de Wu Chuan-Lun. Ce dernier rend hommage à toutes ces plantes poussant dans des barils bleus industriels en polyéthylène qu’il trouve facilement autour de son quartier natal, proches des zones industrielles à Taïwan. Anti-gaspi et alternative à la civilisation urbaine consumériste faisant des plantes des décoratives prisonnières vitales, il les célèbre en reconstituant les barils en céramique et les cagettes aussi (les céramistes taiwanais n’ont pas réussi à produire la cagette, c’est à Anduze qu’elles ont été prototypées et réalisées, pour la petite histoire échangée avec l’artiste).

Uwe Bedenbecker est aussi dans un registre proche avec les arbres à Hanoï (Vietnam) prolongement des échoppes ou échoppes directement, présentés dans le volet 2 -we, in the mood for tree- l’esprit de l’arbre en Asie (exposition collective), place Voltaire par l’atelier cinq.

Si les soirées au théâtre antique sont souvent l’occasion de proclamer les lauréats des nombreux prix (livres, découvertes etc), un hommage a été rendu à Olivier Metzger, photographe parti trop vite à cause d’un accident de la route en 2022… les projections de ses snapshots sur grand écran dans la nuit étoilée étaient émouvantes. L’ouverture de l’École nationale supérieure de la Photographie (ENSP) aussi caractérise cette édition avec l’exposition Nicole Gravier, mythes et clichés, réalisée par Damarice Amao et 6 étudiants. Au -1, Grain de matière, Muriel Toulemonde et 9 étudiants à partir de rebuts, le petit h, issu d’une grande maison de sellerie française montre les créations des étudiants et la présence de Arles Books Fair sur deux étages permet aussi la rencontre des éditeurs avec les productions des étudiants (Ils et elles éditent à l’ENSP #3) présentées à deux pas dans la Bibliothèque, avec des marques pages synthétiques du propos écrits par les deux bibliothécaires.

Que retenir de cette folle semaine intense ? Nombre de chroniques ont déjà proposé leur sélection et leur jugement. Les 4 critiques sur cette édition par « Lunettes rouges » sont déjà publiées, très bien faites de par leur indépendance de jugement et la qualité de l’investigation. Par conséquent, l’exhaustivité ne sera pas de mise pour ce parcours subjectif.

Pour l’expérimentation, opus incertum de Daniel Wagener métamorphose la Chapelle de la Charité en rendant hommage aux bâtisseurs actuels, aux ouvriers du quotidien occultant ainsi l’autel, questionnant la société de consommation, de manière pragmatique et fonctionnelle. Le visiteur est invité à choisir une image « solide » dans celles déposées dans des racks de chantier pour la positionner sur la structure tubulaire à la place d’une autre… comme si c’était un énorme écran avec plein de pop-up (ces fenêtres qu’on ouvre sur son écran d’ordinateur) mais ici tout est bien matériel, lourd, tendu car les étagères sont tenues par des verrins et des sangles … l’effet est saisissant de par sa matérialité et son propos somme toute quelque peu humoristique avec cette fausse invitation faite par l’artiste aux visiteurs qui reste un lilliputien.

Pour le vernaculaire, ne m’oublie pas, l’exposition raconte l’histoire du Studio photo familial Rex, implanté depuis deux générations dans le quartier cosmopolite de Belsunce à Marseille jusqu’en 2018. De par sa scénographie originale, Jean-Marie Donat, le collectionneur passionné curateur redonne une visibilité à tous ces migrants venant de l’autre rive méditerranéenne et aussi des Comores (le commerce de la canne à sucre et les raffineries du sud de la France) et fournit un matériau brut des plus utiles aux chercheurs sur les vagues migratoires à Marseille (Arméniens, Comoriens, Algériens etc) depuis 1966. Est-ce que l’image numérique permettra-t-elle de telles archives ? Est-ce que les pixels traverseront le temps et l’Histoire comme les sels d’argent ? Pour le journalisme, l’exposition Dans l’œil de Libé pour les 50 ans du quotidien Libération à l’abbaye de Montmajour montre la pertinence et les pas de côté assumés et voulus de Caujolle à Charrier, actuel rédacteur en chef photo de Libé et commissaire de cette exposition. L’éditing précis et condensé des couvertures retrace de 1970 à nos jours l’histoire de nos sociétés, à travers le regard de photographes très connus comme Depardon avec la chute du mur en 1991 ou Antoine d’Agata et ses thermophotographies liées à la pandémie en 2020. Sur le même registre, les photographes de Myop rendent hommages aux invisibles et ordinaires qui font bouger les lignes de nos sociétés et une « piscine sans eau » des manifestations sur la Planète restitue leur carte blanche d’Amnesty International au Printemps (ancien hôtel bon enfant réouvert l’année dernière par le WIP des étudiants en photographie). La question du maintien de l’ordre notamment en France depuis 2017 figure en bonne place dans nombre de photographies de ces deux expositions, comme un rappel à l’actualité très récente.

Pour l’exigence d’une collection photographique, indéniablement, l’exposition de 120 portraits au musée Réattu témoigne de l’exigence du choix et de la qualité du tirage acquis par les collectionneurs privés Florence et Damien Bachelot. Le tandem du commissariat Andy Neyrotti et Françoise Docquiert a sélectionné des chefs d’oeuvres dans cette collection de plus de 1000 photographies et a créé des dialogues entre les portraits et la collection du musée Réattu, par exemple les deux nus esthétiques de Saul Leiter avec des peintures de scènes mythologiques dénudées, renvoyant au « male gaze » de toutes les époques. Le tirage de Lella d’Edouard Boubat est une merveille car jamais la femme au second plan apparait aussi nettement dans les autres tirages connus. Les Bachelot ont acquis le tirage de 1948 resté dans l’atelier d’Edouard Boubat jusqu’à son dernier souffle, ce dernier le conservait précieusement. En plus de la qualité matérielle intrinsèque des tirages, les collectionneurs acquièrent aussi une histoire, une anecdote singulière appartenant au tirage d’époque. En effet, chaque tirage constitue une œuvre en soi, chaque tirage argentique est unique (comporte une variation) à la différence d’une impression numérique normée par les paramètres du traceur. De Nan Goldin, le portrait de cet enfant habillé en militaire avec les portraits peints de son grand-père et père généraux vénitiens trouble par rapport à l’univers marginal et nocturne qui caractérise son travail. Assurément, une photographie détonante dans l’œuvre de Nan Goldin. Et juste en face, se situe un auto-portrait tout aussi énigmatique de Paul Pouvreau comme un pied de nez à la représentation de soi, et peut-être de la glorification quotidienne de soi par les selfies pris à tout va de son smartphone. Pour l’exigence ethnographique et scientifique, Lumières des saintes casse les stéréotypes sur les gitans, et met à l’honneur les photographes connus ou pas qui ont montré ces communautés sans passer par une énième exposition de l’académicien et co-fondateurs des Rencontres, Lucien Clergue.

Excepté un regret, absence de Les fils du vent, 1958-1967, (plus de 200 photographies réalisées durant le rassemblement des Gitans aux Saintes-Maries-de-la Mer) de Rajak Ohanian, le commissaire Ilsen About, chercheur au centre Georg Simmel, Cnrs -Ehess, Umr 8131, spécialiste des sociétés tziganes ( ayant travaillé avec Mathieu Pernot notamment sur d’autres projets), a orchestré dans la chapelle du Musée Arlaten, une histoire photographique du paysage annuel où Gitans , Manouches, Roms et voyageurs de France et d’Europe honorent Sainte Sara. Comme si la sainte des causes perdues était sortie de sa crypte pour Arles.

L’exposition questionne la représentation de ce pèlerinage prise de l’extérieur ainsi que de l’intérieur (images vernaculaires prises par cette communauté) de la fin XIXème siècle à nos jours. Et d’autres gitans, ceux de Montjuïc à Barcelone, sont photographiés par Jacques Léonard, et exposés au musée Réattu. Et c’est une découverte ces photographies. Peu connu en France ce photographe de sport à la base, mérite l’attention de par la qualité de son regard qui saisit aussi l’évolution d’une société comme cette photographie, au second plan d’une voiture dépassant un cheval tirant une calèche au premier plan, datée de 1960. En un regard, une prise de vue, Jacques Léonard témoigne de la modernité, du progrès… un essai en culture visuel rapide et sans mots.

La Camargue et son parc naturel régional est à l’honneur aussi, le festival n’oublie pas son emprise locale écologique avec Les enfants du fleuve de Yohanne Lamoulère (projet issu de la grande commande du ministère de la culture piloté par la BNF) pour le Rhône du Léman à la Méditerranée et Lost in Camargue de Romain Boutillier au musée de la Camargue, sorte d’anti-carte postale du cheval blanc pour touristes.

Pour l’image en mouvement (plusieurs expositions de Wim Wenders, Agnès Varda et les scrapbooks), l’accent sera mis sur celle de Gregory Crewdson, eveningside, 2012-2022. N’étant pas un adepte des photographes américains déployant une armada d’assistants comme s’ils produisaient un film, l’ouverture par Fireflies, une série argentique noir et blanc sur des lucioles m’a ouvert les yeux sur le travail de cet américain et peut-être l’importance de la quête d’une lumière évanescente (d’ailleurs où sont les lucioles aujourd’hui ? si chères à Pasolini) expliquant le travail minutieux, programmatique, contrôlé de cette star tout de noir vêtu.

De la série Cathedral of the pines (2013-2014), le regardeur peut inventer l’histoire filmique avant et après, le format n’est pas devenu panoramique. Et la scène d’un intérieur d’Amérique profonde avec une citation à la peinture scandaleuse de Balthus pour les puritains outre-atlantiques d’une fille lascive sur un canapé déplacée du chalet suisse de Rossinières à une cabane cossue américaine retient l’attention, de par cette audace pour une œuvre assez académique et policée dans son ensemble. Certes, l’évolution et le propos des photographies ressemblant plus à de la peinture hyper-réaliste, trace une certaine vision de l’Amérique, l’antithèse de l’American dream. Le passage au format panoramique avec la série An Eclipse of Moths donne trop à voir et pas assez à imaginer, le film est là, trop d’images, trop de narration ! Et la dernière série Eveningside clôturant le cheminement, la trilogie, est en noir et blanc, les personnages sont des travailleurs, désabusés, reflet de la période Trump des Etats-Unis d’Amérique. Gregory Crewdson et son équipe construisant les photographies avec les moyens du cinéma a créé son personnage, sa légende et son œuvre comme il le fait pour ses images en mouvement fixes. C’est un tout, tout est pensé, un projet trop programmatique, où l’artiste n’a plus besoin de parler lors de la visite mais laisse le commissaire, Jean-Charles Vergne, s’exprimait à sa place. Le silence de la star. Il n’a même plus besoin de parler, il est Gregory Crewdson, son nom et sa présence suffisent comme la statue du commandeur (Molière, Don Juan).

Ces quelques réflexions à partir de déambulations dans « la semaine d’ouverture » toujours trop dense, loin d’être exhaustives donnent une température de cet état de conscience par la photographie d’un monde instable aux enjeux incertains du réchauffement climatique, des questions sociétales et de la tectonique des plaques géopolitiques internationales des plus mouvantes et indécises… Arles montre la diversité de ce médium, des sujets et des questions qu’il peut aborder, tout en sachant que l’IA bouleverse aussi la représentation du réel et l’acte créatif. Si l’iA a fait partie de certaines tables rondes et d’échanges informels lors de la semaine d’ouverture, elle reste peu présente dans les expositions et encore mal cernée dans sa dimension création critique (déplacer la simple utilisation de logiciels de production d’images à base de données visuelles souvent constituées par des fonds et plateformes outre-atlantiques pour avoir l’intention de l’artiste avec celle de la machine par exemple).

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