Nos paris critiques d’artistes de moins de 50 ans sans galerie
Le fusain et l’encre s’adsorbent et aussi les grains du papier, les molécules adhèrent les unes les autres dans un jeu physique d’interforce, ce qui les distingue d’une absorption qui est un pouvoir de faire disparaître en avalant l’autre.
Le gris du fusain et le bleu de Prusse s’attirent de manière égale, s’articulent et s’accouplent. On peut alors les mêler à du pastel sec ou gras, de la peinture acrylique blanche, de la sanguine, du graphite... L’informe s’étend, ça couvre ou ça imprègne la page qui est devenue surface herbue. "L’herbe lui fait venir l’encre aux lèvres on y descend comme dans l’eau on s’y allonge" 1
La violence, celle qui se cache derrière l’apparence aimable de Pauline, peut enfin ressortir : il lui faut déchirer, griffer, compléter « l’envol de l’esprit dans la matière » par le souffle haletant qui accompagne l’action d’écorcher, de percer, de trouer, de blesser, arracher, recoller jusqu’à épuisement. C’est alors que la nature, celle de l’enfance de Pauline, terre des champs et des chemins, air de la montagne Sainte Victoire, feu de la cheminée, fait irruption et oriente ses gestes de découpe qui recréent des formes. Ce ne sont pas les mots mais les feuilles, ou les pétales qui naissent sous ses ciseaux. « Parfois les mots viennent tout seuls presque, comme les feuilles aux arbres – bien sûr, les racines, invisibles, la terre, le soleil, l’eau ont aidé à cela, […] et les gouttes de rosée scintillant d’une lumière équivoque ».2
Il faut maintenant les coller, les éparpiller, les faire « nager » dit-elle. Elle reprend une autre page (j’écris de nouveau page alors que c’est un papier canson ou un papier bamboo ou un papier de soie chinois qui deviennent pages). Elle assemble ce qui évoque les pétales, les poissons, les feuilles d’arbre, les cygnes, les papillons, elle recompose les montagnes bleues et, comme elle l’a écrit dans un atelier d’écriture dont la consigne était : « L’ombre vous quitte. Où va-t-elle ? » : « L’ombre s’arrête devant un temple. Elle hésite un instant et pénètre à l’intérieur. Là, le calme profond l’enveloppe. Elle se pose ». Et nous, à notre tour, nous nous posons, nous nous pénétrons de ses œuvres, l’apaisement nous gagne, nous adsorbe à son tour, qui contient, qui comprend, qui dépasse les agitations qui y ont abouti. C’est notre regard interne que Pauline suscite dans ce qui était une déchirure mais qui se révèle adouci dans un jour poétique recouvré.
"La déchirure Non Le jour de la déchirure" André Du Bouchet
1 André du Bouchet "Une lampe dans la lumière aride" Carnets 1949-1955 2 Yannis Ritsos "Dilution"in "Gestes" Les éditeurs Français Réunis ; 1974 (trad. Chrysa Prokopaki et Antoine Vitez)