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GIANNI MOTTI, L’artiste et le banquier

Le travail de Gianni Motti échappe aux formats traditionnels de diffusion de l’art. Par des gestes dérisoires l’artiste italien construit un travail qui retourne contre elles-mêmes les stratégies de pouvoir. Avec une remarquable économie de moyens, il investit les lieux, détourne l’exposition et transforme celle-ci en une machine dialectique, un poste avancé de son entreprise critique.

Voir en ligne : www.cac-synagoguedelme.org

Il faut se rendre jusqu’à la Ferme du Buisson où à la Synagogue de Delme pour être le témoin direct du travail de Gianni Motti. C’est sur place que l’on mesure combien son travail, à la frontière de la performance, est avant tout une expérience transgressive. La transgression n’est pas le fait d’un individu, la mise à l’épreuve d’un corps humain comme l’est une performance de Nauman, Burden ou Nitsch, mais une transgression sociale, une mise à l’épreuve du corps social.

A la ferme du Buisson, les salles d’exposition du centre d’art sont vides, il n’y a rien, ni au mur, ni au sol et ce que l’on voit au plafond adhère mal aux canons de l’installation artistique. Le budget de l’exposition a été converti en coupures de un dollar et les billets, accrochés sur des fils par des trombones, sont suspendus en une succession de guirlandes au plafond des trois salles. Il est convenu qu’à la fin de l’exposition, les billets seront décrochés et rendus au centre d’art. Si l’on met de côté tout soupçon de spéculation sur les taux de change, l’exposition est une opération comptable à somme nulle. Il est enrichissant de percevoir comment l’espace et l’argent fonctionnent sur deux plans inconciliables puisque équivalents. Les guirlandes de billets ne parviennent pas à remplir les pièces vides, les deux éléments ne se mélangent pas mais coexistent. Il ne s’agit pas d’une installation dans le sens où Motti n’expose pas une construction ou un dispositif mais expose (au sens de révéler) son exposition même.

On se rappellera, au moment où le Grand Palais expose fastueusement les portraits de commande de Warhol, cette phrase de celui qui se présentait comme un "artiste commercial" : "Supposons que vous soyez sur le point d’acheter un tableau à 200 000 dollars. A mon avis, vous feriez mieux de prendre cet argent, d’en faire une liasse et de l’accrocher au mur. Quand on vous rendrait visite, la première chose qu’on verrait serait l’argent sur le mur". A Delme, Motti à dispersé le budget de l’exposition au sol de la salle principale. Il neutralise ainsi l’espace d’exposition, le tapis de billet dans la salle vide est visible des coursives.

Le visiteur n’y voit pas un produit de la machine exposition mais ses rouages même, il a sous les yeux une sorte de tautologie, l’exposition et simultanément une abstraction économique de celle-ci. À l’inverse, en la rendant visible, Motti fait l’économie de l’exposition puisque celle-ci, à l’arrivé, n’aura aucun coût. Il reste, bien entendu, le coût de fonctionnement de l’institution, mais le geste l’expose également, on a envie d’interroger la personne chargée de l’accueil, le médiateur sur son salaire, puisque, dans cette exhibition, ils deviennent, eux aussi donnée économique, force de travail.

Le choix du dollar n’est pas innocent. Il expose une monnaie dont l’hégémonie comme étalon financier et politique est de plus en plus contestée. Il n’a pas fonction de déréaliser l’argent qui est montré mais, au contraire de le faire apparaître, de matérialiser la circulation de quantité d’argent présentée dans les medias de manière de plus en plus abstraites, de plus en plus virtuelles. Les guirlandes de dollars de Motti continuent à fonctionner hors de l’exposition, elles posent bien plus que la question du budget de l’exposition, elles rendent sensible, tangible, la circulation des capitaux les milliards que l’industrie bancaire place, transfert, recycle, escompte, échelonne, convertit, blanchit, détourne ou dématérialise.

Il semble juste de placer l’action de Motti dans la perspective du travail de Hans Haacke sur les musées. Dans les années 70, l’artiste allemand expose par un travail critique et analytique les systèmes de financement des musées qui montrent son travail. En 1971, une exposition de son travail au Guggenheim est annulée à cause d’une pièce qui révèle les manœuvres financières de trustee du musée. Dans une autre exposition au Wallraf-Richartz Museum de Cologne, il présente la succession des propriétaires d’une toile de Monet donnée au Musée. Cette exposition sera également annulée, en partie parce qu’elle met au jour le lien d’un des donateurs avec le régime nazi.

Lorsque Haacke attaque frontalement l’institution et, au-delà, les systèmes de pouvoir qui la justifient, l’artiste allemand se place dans une perspective didactique. Schémas, textes, illustrations viennent démontrer, mettre en accusation une institution qui n’interroge pas les conditions de son existence. On lui reprochera, dans la suite de sa carrière, de finalement faire le jeu de ces institutions lorsque celle-ci accepteront ses interventions, et donc neutraliseront en partie la portée critique de ses œuvres.

À quarante ans de distance l’artiste italien prend acte de la modification des structures de pouvoir, de l’intégration des chaînes de commande. Pour Capital Affair à Zurich, Christophe Büchel et Gianni Motti lancent une chasse au trésor en annonçant avoir caché 50000 francs suisses dans le lieu d’exposition. Les visiteurs arrivent avec des échelles, des tournevis et commencent à s’attaquer aux cloisons. Lorsque l’exposition est fermée deux jours après son ouverture, le maire de Zurich remarque dans une conférence de presse que ce n’est pas le rôle des artistes que de parler d’argent. De retour d’une résidence à l’étranger, Gianni Motti, toujours en collaboration avec Chrisophe Büchel, expose en lieu et place des œuvres réalisées durant sa résidence, un ensemble de cadeaux diplomatiques reçus par les ambassadeurs suisses en poste à l’étranger. À chaque fois, l’artiste évite toute muséification et renvoie l’institution à ses contradictions.

Le musée est d’ailleurs loin d’être le premier lieu de l’action de Gianni Motti. C’est avant tout sur la place publique que celle-ci s’origine. Ses premières œuvres sont des revendications de tremblements de terre, parfois relayées par les journaux. En 1997, en Colombie, il tente par télépathie de pousser le président Samper à la démission. La même année, à l’ONU, il prend la place du délégué indonésien absent, et fait une intervention sur les minorités ethniques qui provoque l’adhésion de plusieurs autres délégués et une interruption de la séance. À l’occasion d’un match de football, Motti emprunte un maillot dans les vestiaires du stade, entre sur le terrain, s’échauffe avec les joueurs et participe brièvement au match avant d’aller s’asseoir sur le banc des remplaçants. Incognito, l’artiste se glisse comme passager clandestin du flux médiatique.

Les stratégies employées sont, suivant le point de vue, des stratégies terroristes ou des stratégies de résistance. Motti évite tout rapport de force pour se glisser dans les failles, jouer de sa faiblesse. Il revendique, infiltre, détourne. Lorsque le Mamco lui propose d’intervenir dans le musée, il va jusqu’à entamer secrètement des préparatifs pour kidnapper son directeur Christian Bernard. Comme avec le terrorisme (ou la résistance), l’effet importe autant que les faits. Le travail de Motti n’existe pas réellement sous forme d’œuvre ou de document, il existe avant tout comme narration. Le monde de l’art, les articles, catalogues, expositions interviennent comme des relais, des maquis où ses histoires s’échangent, se racontent. Il peut parfois se passer plusieurs années entre une intervention de Motti et sa diffusion. "Je ne fais pas l’action pour l’exposer. Parfois je donne le document à publier, mais j’aime bien avoir le recul et exposer après"(1). Il faut le temps que l’œuvre repose, mais aussi que l’histoire se détache des faits, se constitue en "légende".

Invité en 2004 à présenter une rétrospective de son travail au Migros Museum für Gegenwartskunst, l’artiste n’a montré aucune œuvre, ni aucune documentation de ses œuvres. À la place, il a transformé l’espace en un long couloir que les visiteurs parcouraient dans un seul sens, accompagnés par des guides qui décrivaient et racontaient les diverses actions passées de l’artiste.

L’exposition pour lui reste un lieu actif. Le paradoxe d’une pratique engagée qui deviendrait relique dans le sanctuaire muséal se pose rarement avec Gianni Motti. Chacune de ses expositions est avant tout l’ouverture d’une discussion, d’un débat. Pour un vernissage au CEC de Genève Motti détourne un car de touristes Japonais à qui il fait visiter le centre. Il confronte deux systèmes clos qui se veulent antagonistes mais qui se révèlent finalement l’un l’autre. Il y a perméabilité du cadre, l’exposition ouvre toujours vers le réel.

Si sa critique n’épargne pas le monde de l’art, elle a l’intelligence de ne pas stigmatiser tel ou tel objet mais de ramener sans y toucher, les questions à un niveau éthique. En termes d’effets, les expositions et les œuvres de Gianni Motti n’ont rien de spectaculaire, elles fonctionneraient plutôt comme des bombes à retardement. Pour l’ouverture de la biennale de Prague, Gianni Motti muni d’une plaquette de présentation de la biennale va à la rencontre d’une patrouille de soldats Américains et leur demande de sécuriser la manifestation. En pleine guerre d’Irak, les soldats se déploient pour surveiller les lieux et prévenir d’éventuels risques terroristes.

L’artiste s’appuie souvent sur des évènements, des mouvements. Ses actions rejouent avec des moyens dérisoires le spectacle auquel nous avions fini par nous habituer. Les formes qu’il emprunte sont souvent de l’ordre de la cérémonie ou de la célébration. Les billets accrochés en guirlandes ou jeté comme des confettis font échos à la magie, aux mats de Cocagne ou à la chasse au trésor utilisées dans d’autres œuvres. La fête intervient chez lui comme un moment transgressif, moment carnavalesque où le pouvoir politique, économique, scientifique ou culturel est moqué, mis à nu sans qu’il puisse répliquer. Les interventions de Motti utilisent des voies légitimes mais en même temps les mets en court-circuit. Il ne cherche pas le débat avec le pouvoir, mais se comporte comme un pirate qui détourne discours, objets et dispositifs de contrôle.

Le travail de l’artiste est un geste d’insurrection politique, intellectuelle. On le voit avec ces deux expositions, Motti n’attaque pas le musée, il n’attaque pas le système bancaire ni ne remet en cause son fonctionnement, il met simplement en circulation une fable, une histoire que l’on se raconte et dont les moyens volontairement limités, dérisoires, dissimulent une force critique à longue portée. Quant à l’artiste, il défend la simplicité et la spontanéité de son action. Sa biographie "officielle" le décrit ainsi "né en 1958 à Sondrio, Italie, vit et travaille à Genève, où il mène une vie exemplaire". En une phrase se trouve résumé sa posture, se tenir comme exemple, comme l’un de ces exemplum classique qui par leur constance, leurs actions, inspire aux autres l’idée du bien commun.

(1) interview de Gianni Motti par Éléonore Saintagnan

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++INFO++

Moneybox du 9 avril au 7 juin 2009 à la ferme du Buisson www.lafermedubuisson.com

Funds Show du 30 mai au 13 septembre à la Synagogue de Delme www.cac-synagoguedelme.org

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