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Entretien Emma Bourgin et Léonard Van Thé,

Ikebana
Ikebana

Entretien Emma Bourgin et Léonard Van Thé, un duo d’artistes qui expérimentent des pratiques entre sculptures et art du paysage.

Emma Bourgin, plasticienne et Léonard Van Thé, jardinier, paysagiste et poète, collaborent ensemble à la création de projets qui dépassent le champ de l’art contemporain. La relation au lieu et à la nature est au cœur de leur démarche artistique et ils fondent leur méthodologie de travail sur une attention aux éléments qu’ils glanent, collectent, utilisent et réinterprètent dans leurs œuvres. L’approche du vivant et le soin envers les éléments de la nature constituent le fil conducteur de leurs expériences sur le terrain.


Voir en ligne : https://emmabourgin.wixsite.com/emma/cv

Si la cire d’abeille est le matériau d’Emma Bourgin, Léonard Van Thé travaille la terre, cueille, sculpte et compose des pièces qui évoluent selon les espaces qui accueillent leurs œuvres communes. Le temps et les changements de la matière et de la nature au fil des saisons se révèlent dans leurs installations, auxquelles s’ajoute parfois une performance et des ateliers. Les deux passionnés des végétaux, des jardins et de l’histoire qui se cache sous les murs des villes qu’ils arpentent nous ouvrent les portent de leur univers plastique.

Pauline Lisowski : De quelle manière selon-vous l’artiste peut-il créer comme un jardinier paysagiste ? Emma Bourgin : Les arbres, les plantes et les fleurs du jardinier-paysagiste sont les couleurs et les matières de l’artiste. La préoccupation commune est le vivant et le soin qu’on lui apporte en termes de regard, mise en forme et en espace. Léonard Van Thé  : L’artiste écrit, dessine et sculpte les mediums du jardinier-paysagiste. Papier, terre, pierre, lumière, métal. Comme dans les jardins, il fabrique de nouveaux mondes à traverser sous forme d’installations régies par des protocoles.

PL : Quel rôle aurait l’artiste par rapport à une prise en compte de la compréhension des interactions entre les individus, humains et non humains ? EB : L’artiste s’attache à faire exister, au sens strict, « sortir de », l’âme de ce qu’on ne pense pas en être doté. Ainsi une pierre peut avoir un cœur et la cire d’abeille une hypersensibilité qui la rapproche de n’importe quelle surface épidermique. Les œuvres d’art incarnent cette relation. LVT  : L’artiste agit comme un révélateur et peut être générateur de passerelle entre les différents mondes scientifiques portés sur la compréhension des interactions entre les individus humains et non humains. EB  : L’artiste est « omnivore ». Il n’a pas de limite et nourrit son travail d’une multiplicité d’univers, scientifique, artisanal, social ... Je me mange autant de vitrines de boulangeries que de sculptures et de lectures d’Emanuele Coccia. Ce que tu soulèves là relèverait peut-être plus d’une collaboration directe avec le scientifique. LVT  : Oui, c’est comme si l’artiste donnait les moyens au scientifique d’amplifier la brèche dans laquelle il s’est introduit. EB : Finalement, c’est comme le jardinier-paysagiste et l’artiste. Le premier est plus scientifique que l’autre mais l’un et l’autre partagent un champ de préoccupations communes.

PL : L’abeille serait-elle un modèle pour un travail de co-construction ? LVT et EB  : Si l’on prend un exemple concret, celui de l’exposition « Pour un interstice paysager » à la Comédie de Caen (12/10/2019-14/12/2019) à Hérouville-Saint-Clair, l’abeille a été notre guide et notre costume. Son rayon de butinage a été notre ligne de mire et l’itinéraire des différents butinages ayant servi à construire l’exposition et le jardin qui en découlait.

PL : Pensez-vous que l’artiste est comme un passeur de savoir-faire pour une approche d’une reconnexion à la terre et aux ressources du territoire ? EB  : Dans la mesure où il tient compte du territoire dans lequel il expose, l’artiste va forcément mettre en œuvre recherches et savoir-faire (cartographie, prises d’empreinte, dessins, interview ...) en lien avec ce dernier. Cela a été notre démarche pour nos deux expositions communes. De là découle un témoignage sensible des mythes et histoires de ce territoire. LVT  : L’artiste est comme un receleur de savoir-faire c’est-à-dire qu’il permet de mettre en lumière des savoir-faire oubliés. D’autant plus dans un contexte hyper urbain de privatisation du vivant où les ressources du territoire sont négligées ou considérées comme des vides par les urbanistes.

PL : Votre travail artistique relève de la recherche. Comment pensez-vous que celle-ci doit être présentée dans le cadre d’exposition ? EB et LVT : Dans la majorité des cas, les expositions d’art contemporain présentent des œuvres finies et ne révèlent pas les recherches effectuées en amont. Pour l’exposition « Il eût fallu que son regard fût pénétrant », Le Roi Soleil à Moret-sur-Loing, nous avons choisi de dévoiler la chronologie des cartes de la carrière où nous avons glané quelques échantillons de plusieurs matières présentes à différentes époques. On y trouvait également le premier vitrail effectué en métal et cire d’abeille. Loin de la froideur prêtée aux expositions d’art contemporain, cette générosité permet de remettre le public au centre de l’exposition en lui offrant la possibilité de s’approprier un territoire qu’il foule lui aussi et d’en faire l’un des héros de notre histoire.

PL : Votre dernière exposition à Caen vous a mené à proposer des nouveaux récits potentiels. Dans quelle mesure selon vous l’artiste aurait-il pour rôle de faire prendre conscience de la biodiversité d’un lieu ? EB  : Dans le cadre de l’exposition Pour un interstice paysager, il nous a paru essentiel de partager le parcours depuis les Beaux-Arts de Caen à la Comédie de Caen située dans la ville voisine, Hérouville-Saint-Clair, avec le public sous la forme d’une balade poético-botanique. LVT  : Cette balade introductive au vernissage a permis de mettre en évidence la diversité de la flore urbaine et péri-urbaine en fonction de ses milieux (eau, bois, friche, ruines ...). Nous avons par exemple eu la surprise de trouver et de contempler l’ophrys abeille, orchidée sauvage aux traits d’abeille. Finalement c’est souvent dans la négligence que pousse la rareté.

PL : Dans quelles mesures vos œuvres tendent à faire surgir les dessous d’un lieu ? EB : Chaque lieu est prétexte à sa propre archéologie. Ses dessous consistent en un assemblage d’histoire(s) spirituelles et matérielles, individuelles et collectives. En 1960, Yves Klein écrivait « Ce qu’il faut à un artiste, c’est un tempérament de reporter, de journaliste, mais dans le grand sens de ces mots, peut-être oubliés aujourd’hui. » (Le vrai devient réalité). En tant que « reporters » du sensible, nous nous laissons imprégner par le jus d’un lieu en l’observant, le vivant. Il nous arrive de l’avaler seulement mais la plupart du temps nous le savourons, lui laissons le temps de macérer avec les précédents pour en extraire une forme de fraicheur qui nous touche. C’est ainsi qu’une fleur de lys sarthoise se retrouve embaumée de cire d’abeille (Ikebana, 2020) ou que le mythe du casque à cornes viking devient celui d’Hermine, vache sarthoise foudroyée par l’orage (La fin d’un mythe ou le coup de foudre d’Hermine, 2019). LVT : Les dessous des lieux, essences des lieux c’est souvent ce qu’on appelle esprit des lieux. Souvent, cet esprit s’incarne dans des matières collectées sur le site. Ces matières résonnent, communiquent une autre histoire, elles se mêlent aux recherches et aux intuitions.

PL : Votre démarche artistique empirique se rapproche de celles de l’archéologue, du sociologue et de l’urbaniste. Comment ses différentes pratiques nourrissent votre création et vous incitent à prendre le temps de vous imprégner des territoires ? LVT : Pour ma part j’effectue beaucoup de recherches historiques avec lesquelles je construis un corpus. Je questionne les gens qui connaissent le lieu avec un protocole plus ou moins défini à la manière du sociologue. Mais pour ce qui est de l’urbanisme, je me sentirais plus loin de cette discipline qui consiste pour moi à (a)ménager à ne pas ménager l’espace, une discipline remaniant l’espace parfois de manière trop radicale comme une tabula rasa. Ma pratique se rapprocherait plus d’un urbanisme frôleur dont le rôle consisterait plus à ménager l’espace. Ma pratique de l’urbanisme se rapprocherais peut-être encore plus de l’acupuncture urbaine, un type d’urbanisme tactique. Mais au moment de la production il faut savoir tout oublier. EB : Si je devais comparer ma démarche avec celles des métiers cités, je me rapprocherais plutôt de l’archéologue. Je me sens très loin du sociologue et de l’urbaniste. Disons que les démarches de ces derniers me semblent plus familières depuis que je travaille avec Léonard. Je le rejoins d’ailleurs complètement quant à la nécessité d’« oublier » ce qu’on sait pour créer. J’aime partager la richesse de ses recherches mais j’éprouve un grand besoin d’« empirisme lyrico-sensible » c’est-à-dire de faire résonner les matières et objets d’un lieu avec des appétits intimes. Travailler avec Léonard me permet de m’ouvrir davantage et de toucher un public plus diversifié.

PL : Le vivant est au cœur de vos œuvres. De quelle manière tentez-vous d’impliquer notre conscience d’une prise en compte de la nature comme ressource à préserver ? EB : En ce qui me concerne, le vivant est étroitement lié à la sensation. Il est bon de rappeler l’étymologie de ce terme : sensation vient du latin sensatio signifiant « compréhension ». Or « comprendre » c’est « prendre avec soi », c’est s’approprier une connaissance, la faire vivre en soi. La sensation telle qu’on l’entend aujourd’hui c’est vivre une expérience avec son corps, c’est apprendre de par ses sens. Ressentir c’est toucher, voir, entendre, goûter, sentir, bref c’est ce qui fait qu’on est vivant. La « nature » incarne quant à elle quelque chose de primitif, de sauvage. Elle s’oppose à l’artifice, au transformé. Elle est une sorte de base, support, étalon, que l’enfant qui est nous doit s’approprier librement. C’est cette opportunité de « faire » qu’il faut préserver. LVT : Le vivant fait partie de ma discipline de base qui est le paysagisme. Dans ce cas, il s’agit de ramener des plantes et une matière vivante à un sol qui en est dépourvu. Quand j’installe un nouveau jardin, je regarde les balbutiements de la vie, les mousses, les quelques plantes qui poussent déjà là. Ce sont tous ces signes qui m’aident à définir le jardin. Pour ce qui est des pièces, c’est plutôt la rencontre avec les lieux et les matières qui le composent, souvent des choses qui ne sont pas des évidences, des choses cachées. Je dirais que c’est le point commun avec mes jardins. L’œuvre ou le jardin agit comme un révélateur. La même énergie de vie agit à ce moment-là. Il s’agit plus du vivant sous forme de relation vivante avec les sites et ce qui l’habite.

PL : Vos expositions prennent souvent la forme d’une Résidence et impliquent un travail d’exploration et de défrichage du Terrain avant de faire naître la création. Comment pensez-vous votre Passage en ces lieux ? Tentez-vous d’impliquer les habitants à redécouvrir leur environnement ? EB : Au départ, la résidence ou le fait de rester sur le lieu d’exposition le temps de l’installation avait une raison pratique : parce que les œuvres sont fragiles ou parce que l’espace de l’atelier se trouve insuffisant pour le montage de certaines pièces. Puis, petit à petit et en travaillant avec Léonard, la résidence est devenue constitutive de notre démarche commune. L’espace n’est pas seulement la galerie d’exposition mais aussi ce qui l’entoure, le jardin, la rue, le patio … Mélanger pratique artistique et paysagère nous pousse naturellement à investir les seuils. Il n’y a plus de porte entre l’atelier et la rue. Nos gestes peuvent ainsi se déployer dans l’espace public et provoquer rencontre, discussions et collaboration avec les passants. Ces derniers peuvent se retrouver force de proposition dans le projet en cours mais aussi et surtout prendre conscience qu’eux aussi peuvent s’octroyer le pouvoir de faire, transformer leur environnement. LVT : Si elles prennent souvent l’apparence d’une résidence sauvage c’est qu’il faut être sur place pour faire émerger des créations in situ. Je dirais que pour l’instant on a eu la chance d’être hébergés, ou sur le site, ou à proximité du site de l’installation de l’exposition. Pour la Comédie, à Caen par exemple cela a permis de récupérer des pierres de Caen à proximité, dans une ville voisine. Encore une fois cela a à voir avec mon métier de paysagiste, je travaille souvent directement sur site. Le jardinier se fait un petit atelier temporaire dans chaque endroit. C’est une manière d’explorer à la fois le potentiel de résilience d’un espace et le potentiel imaginaire en s’inscrivant dans la durée.

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