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De laine et de cuivre : Sarah Hô

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 Sarah Hô
Sarah Hô
Derrière son « bâti », formidable appareil tout en bois qui tend verticalement un réseau de fils laineux, l’artiste est au travail. Laborieusement, méticuleusement, elle monte, ligne par ligne, une tapisserie qu’elle a vaguement anticipée dans des gravures préliminaires, mais qu’elle ne réalise définitivement que dans ce face à face issu d’un savoir artisanal qu’on croyait disparu de nos régions françaises. Cette tapisserie, un carré grand format d’un mètre de côté, lui prendra plusieurs mois d’un travail à mi-temps. La navette file entre ses doigts experts, alternant les « armures » (sergé, toile, etc), pour tramer son tissu comme on écrit un texte. A la fin de chaque ligne, elle tasse lourdement l’ensemble avec un peigne en bois pour s’assurer que les fils sont dument compressés et la tapisserie bien drue. L’artiste s’appelle Sarah Hô, elle est toulousaine, en activité depuis 2018.

Voir en ligne : http://sarahho.fr/

La noblesse de la matière. C’est peut-être d’abord l’aspect rustique de ses œuvres qui nous retient. Les toiles sont lourdes, faites de différentes laines, qui sentent le terroir voire l’animal. C’est que l’artiste a à cœur de travailler ses ressources – lin, laine, soie, coton, etc – dans le respect de leur identité. Intégrées à ce fond laineux, chaud et rêche, des zones orangées, vastes aplats ou simples virgules aériennes, scintillent sous l’éclairage des spots lumineux. Elles sont formées de fils de cuivre, tout aussi densément tressés, qui attirent l’œil en offrant une épaisseur, une brillance, un velouté tout autres. Chez Hô, le tissage, technique ancestrale et proto-technologie, noue ensemble laine et cuivre, symboles de deux mondes et de deux époques qu’on penserait inconciliables. Le matériau est à l’honneur : ici la laine peluche, ailleurs elle s’effrange, comme si la matière même cherchait à se montrer telle qu’en elle-même, refusant le primat de l’image, ressurgissant à travers et peut-être à l’encontre de l’image tressée. En son corps, l’œuvre de Hô est particulièrement charnelle et rustique.

L’écheveau des fragments. Si la tapisserie est par nature un art de l’entremêlement et du relier, Sarah Hô propose de dynamiter ce principe originaire, en y insufflant une quête de la fragmentation, de la fracturation peut-être. Des formes, des damiers, des éclairs, des aplats vaguement rectangulaires offrent des compositions variées et parfaitement maitrisées. Il y a une rythmique dans ces compositions fragmentaires – presqu’une musique. Les contraintes techniques décideront de la qualité de cet assemblage : selon que les frontières seront dans le sens de la chaîne (sous-jacente), dans celui de la trame (le fil tissé), ou en diagonale, les fragments se détacheront diversement les uns des autres. Dans tous les cas, il semble ne pas y avoir de ligne droite possible, les choses sont toujours courbes, granulaires, en construction ou dégradées – autre moyen de rappeler le primat de la matière et de son ouvrage. Dans sa figure, l’œuvre de Hô est un patchwork brut et rythmé.

Image 2 : Débord, 31 x 39 cm, 2023

L’audace des couleurs. Si le blanc de la laine (dans toutes ses variantes : sable, neige, laiteux, etc) prédomine largement, si le noir est souvent son pendant et le cuivré leur héros (un peu comme si le noir et le blanc tressaient le décor d’une scène dans lequel le cuivre venait faire irruption et souvent effraction), la palette de couleurs utilisées est bien plus riche et même audacieuse. On ne voit pas souvent un jaune citron, un violet profond ou un bleu roi si ouvertement employés et à si bon escient. L’artiste semble laisser libre cours à ses envies de couleurs : délaissant les évidences d’une palette pastel ou froide, elle ose les contrastes et fait mouche.

Image 3 : Sans titre, 74 x 90 cm, 2023

La forme ouverte. Les formats varient de la taille d’un livre de poche à celle d’une fenêtre. Les contours sont rarement rectangulaires. Au mieux le sont-ils « vaguement » comme si tenir cette rectitude, plus mathématique que naturelle, n’était pas l’enjeu. Plus souvent, elles sont ostensiblement découpées, pour répondre à deux questions plus essentielles : s’adapter à la forme d’un aplat dans l’image ou bien dessiner, par le contour de la tapisserie, une silhouette qui donnera son titre à l’œuvre. C’est ainsi que nombre de ses tapisseries présentent, en leur contour, le profil d’un meuble qu’on devine massif, aux pieds courts, moins design qu’authentique, c’est-à-dire paysan. La forme pleine est encore chahutée par deux autres approches : celle de l’assemblage, qui pousse la logique de la fragmentation des formes un cran plus loin, en abouchant des fragments de matière reliés uniquement par endroits ; et celle de l’ouverture, d’une béance qui traverse la tapisserie comme si elle l’avait tailladée. A bien y regarder, cette béance occasionnelle de la tapisserie est déjà à l’œuvre dans toutes les images tissées qui accueillent, sur le fond blanc de la trame, une fulguration du fragment, de la couleur, de la matière. Dans son format, l’œuvre de Hô est déjà une mise en abîme de son image.

Image 4 : Pied rose, 70 x 90 cm, 2021

Le retissage du domestique. Un meuble, une maison, un escalier : les titres de certaines tapisseries sont clairs. Quand figuration il y a, l’imaginaire de l’artiste tourne autour du domestique, du foyer, de ce qui abrite et ce qui territorialise. Il faut dire que l’art de la tapisserie n’est pas tout à fait anodin. Le tapis est déjà cet espace, horizontal, posé au sol, où les gens se rassemblent et font communauté ; la tapisserie est encore cet écran, vertical, qui recouvre les murs pour habiller une maison, tant visuellement que thermiquement. Ses gravures l’attestent, il y a chez Sarah Hô un tropisme vers une domesticité du quotidien, où les meubles sont peut-être des coffres, les portes des seuils et les escaliers des invites à explorer son intériorité. Elle se dessine un « coin pour soi », empreint de nostalgie peut-être, comme le Benjamin d’Enfances berlinoises se souvenait avec tendresse de son pupitre, ses armoires, ses boîtes, ses cachettes… 1

Image 5 : Une embrassade, 90 x 120 cm, 2020

L’imagination en apesanteur. François Jullien rapproche la littérature chinoise de « l’image traditionnelle du tissage où la trame de l’imaginaire et du merveilleux croise la chaîne du canon et de la coutume sur un cadre unique » 2. Il nous semble qu’une tension analogue est à l’œuvre chez Sarah Hô, entre la chaîne de la matière si présente, si pesante, si ancrée – et la trame de l’imaginaire, affranchie, comme évadée de ses compositions. Cet imaginaire, mi-abstrait mi-familier, reste léger, flottant dans les béances d’une image lorgnant parfois du côté de De Chirico et parfois vers Kandinsky. Des formes ténues et évaporées que notre regard habitué à la perspective considèrera cachées derrière un premier plan, un bout de mur, un écran. Comme une façon de concilier les rêveries du repos et l’imagination du mouvement, chères à Bachelard…

L’art du tissage comme métaphore. Tisser n’est pas une activité artistique ordinaire. Lestée d’une aura artisanale et grevée par l’ampleur du labeur ouvrier, elle revendique un long héritage en s’évertuant à transmettre un élan archaïque. Le tisserand fait surface à partir de milliers de lignes, en entrelaçant patiemment les éléments qui feront l’œuvre une. Artisan du lien, l’artiste tisse son œuvre comme l’écrivain écrit son texte : ils ont même étymologie latine, texere, elle-même issue du grec tekhné, à la fois art et artisanat. L’idée est bien en effet de nouer ensemble, par ce lent enchevêtrement de diverses trames sur une même chaîne, art et artisanat, figures et matière, fragments et image, pesanteur et légèreté, modernité et tradition.

1 Walter Benjamin "Enfance berlinoise vers mil neuf cent" dans "Sens unique" Paris Lettres Nouvelles P. Nadeau 1978 2 François Jullien "La chaîne et la trame" Paris PUF 2004

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++INFO++

SARAH HÔ Tisserande et graveuse, née en 1992 aux Lilas (93). http://sarahho.fr/

FORMATION Master Design transdisciplinaire, Université Jean Jaurès, Toulouse, 2016-2018. Gravure à l’atelier de la main gauche, Toulouse depuis 2016. Diplôme en métier d’art (DMA), option Tapisserie d’art, ESAA Duperré, Paris, 2013-2015.

EXPOSITIONS Biennale Révélation, salon des métiers d’art, 06/2023. Salon de la gravure et du livre d’artiste, Carcassonne, 05/2023. Villa Noailles, Résidence de découverte, en partenariat avec la Fondation culture et diversité, 04/2023. Biennale du textile Influence, Oloron Sainte Marie, 05-07/2021. Biennale Révélation, salon des métiers d’art2019.

RESIDENCES PAHLM & La compagnie du code, résidence et exposition, Toulouse, 02/2020. Bazart.Textile, résidence artistique suivie d’une exposition & Performance, 11/2018. « Création en cours », programme initié par les Ateliers Médicis, 2018. « Voyager pour les métiers d’art » programme initié par la Fondation Culture et diversité, 2015-2016.

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