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Tal Coat, une présence à l’œuvre

Le musée Granet d’Aix-en-Provence présente jusqu’au 11 mars une exposition du peintre Pierre Tal Coat (1905-1985). L’un des mérites de cette exposition est d’être une rétrospective présentant des œuvres, réalisées entre 1926 et 1984, par cet artiste originaire de Bretagne. L’autre intérêt est de montrer dans la ville de Cézanne les créations d’un peintre qui avait choisi d’y résider de 1940 à 1956. Il habita longtemps près d’Aix-en-Provence au Château Noir qu’avait aussi fréquenté Cézanne.

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Celui-ci y remisait à l’occasion ses peintures et a pris plusieurs fois cette austère bâtisse comme motif. Bien que le plus jeune n’ait que dix mois à la mort de l’ainé cette filiation artistique est assumée. Dès ses débuts, bien que choisissant une figuration réaliste du monde environnant, Pierre Tal Coat s’écarte des représentations heureuses des choses et des gens que l’on trouve chez les impressionnistes de la première heure (Pissarro, Sisley, Monet). Il se tourne plutôt vers les avancées de Cézanne, ce "vieil artisan de l’âme matérielle" (1). C’est pourtant à Gauguin que l’on pense devant une toile comme Trois personnages, 1926. Sa pratique picturale est déterminée par la marque prépondérante du regard du peintre sur son environnement (femme avec la coiffe de Clohars-Carnoët)(2) . Le contexte personnel de la vie quotidienne est déterminant dans l’invention des caractéristiques formelles de ses recherches artistiques. Le passage par les autoportraits (cela commence par celui de 1937 et se prolonge jusque celui très elliptique de 1984) est un indice supplémentaire de ce repli de l’artiste sur son propre univers. Dès les premières œuvres il montre qu’il a retenu la leçon de Cézanne en pratiquant une figuration distanciée. Les éléments marquants de l’activité artistique, présents à un certain degré dans toute peinture – plans, traits, étendue colorée - se détachent des objets représentés pour acquérir sur la toile un statut d’objets autonomes. Ceci est particulièrement remarquable dans l’Autoportrait au béret de 1941 où l’étendue bleue à droite comme les rayures noires de la veste acquièrent par leur facture une autonomie plastique. Dans les années 1936-1937, les récits des atrocités commises lors de la guerre d’Espagne poussent Tal Coat à peindre des paysages avec des personnages debout ou étendus parcourus par des tracées incisifs rouges.

Les paysages sont ceux de Bretagne parce que ces scènes évoquent à l’artiste celles qu’il a vécu enfant lorsqu’il a vu arriver des réfugiés en guenilles fuyants la guerre 14/18, durant laquelle son père fut tué au front. Ces toiles intitulées Massacres montrent l’utilisation de tracés fins, rouges, qui survolent librement les étendues colorées. Cette manière de dessiner, qui se rapproche de celles de ses amis Francis Gruber et Alberto Giacometti, a conduit les commissaires à accrocher des œuvres de cette époque dans l’exposition L’écriture griffée au Musée d’art moderne de Saint-Étienne en 1990. Le dessin fait a posteriori vient déborder les formes, les étendues colorées, les matières et l’histoire du tableau. Les acquis de cette période vont orienter la pratique de son art pour toute sa carrière. Les relations aux figures et à l’espace environnant sont possibles à condition de privilégier les relations formelles sur les effets mimétiques et narratifs.

Dans ces toiles, et notamment Vanités, 1936-1937, les tracés effilés sont plus poïétiques qu’expressionnistes. Un dialogue s’installe entre ces traits libres et ceux dessinant les motifs figurés (ici des têtes de mort). Lorsqu’ils survolent les étendues colorées, ils dynamisent la spatialité du tableau. La finesse des lignes et leur vitesse d’exécution les apparentent à des griffures sans qu’il y ait d’incisions. L’horreur ne nécessite pas l’utilisation d’un tracé qui accomplirait dans la peinture l’extrémisme des atrocités commises dans la vie. C’est bien plus tard que Tal Coat, la paix retrouvée, surtout la paix intérieure, s’autorise des marques graphiques intervenant en creux dans le frais de la matière picturale. La peinture se fait chair. Elle peut accepter de souffrir, symboliquement, mais seulement lorsque la métaphore ne renvoie pas directement à un état présent de souffrance humaine(3).

Point de ruptures dans les évolutions au fil des ans dans la peinture de Tal Coat, les orientations progressives viennent de la succession des travaux picturaux, des gravures et surtout les multiples dessins réalisés à partir de l’observation du réel. La référence à la nature revêt une importance capitale, mais le crayon ou le pinceau à la main la genèse des événements plastiques l’emporte. Le refus des apparences immédiates pousse l’artiste à chercher à accéder aux rythmes profonds qui animent une étendue de paysage (Troupeaux, 1958), les mouvements de l’eau (Rêche et fluide [La Durance], 1956) ou les basculements contrariés des failles des rochers (Sans Titre, 1948). La reprise du même motif fait évoluer celui-ci d’un élément reconnaissable vers une quasi abstraction. La série des Profils sous l’eau, 1946-1947, réunie dans cette exposition, montre cette évolution : diminuer les tracés pour en dire plus. Progressivement l’artiste installe une manière personnelle d’organiser ses toiles. Une abstraction toujours sensible ressort de ces grandes étendues colorées et matièrées comme des recherches graphiques à l’encre ou glissements fondus à l’aquarelle.

Même si Tal Coat a toujours été estimé par ses pairs et par les directeurs de galeries — dès la fin de la guerre 39-45 il expose dans les meilleures galeries parisiennes, Galerie de France et Galerie Maeght — ce sont ses créations picturales des 25 dernières années de sa vie (1960-1985) qui lui assurent une complète reconnaissance du public et des critiques. Loin de marquer une pose après sa mort, celle-ci s’est prolongé en s’amplifiant. Il y a quelques raisons à cela, nous allons tenter de les spécifier.

Pierre Tal Coat continue à peindre dans un libre rapport à la nature mais en donnant à la genèse des gestes créateurs une place de premier ordre. Là où l’œil du visiteur ne trouve rien à nommer, les titres rappellent les liens avec des espaces naturels : Terres, eaux sous jacentes, 1976, En plaine, 1983, Vers Dieulefit, 1982. Dans d’autres cas les intitulés viennent spécifier la naissance du figural, l’apparition de la figure dans le tableau : Rencontré, 1967-1980, Basculant, 1983-1984. Il n’y a pas de figure prévue, pas plus qu’il n’y a d’idée préalable. Il y a une figuration comme il y a une idéation, quelque chose qui se bâtit sans savoir, sans prévoir. L’affleurement des formes est maintenu tant que la décision n’est pas prise. L’artiste travaille longuement, par reprises successives ses fonds picturaux. La préparation d’un lit de matière (opaque et/ou transparente) fonctionne comme un réseau de données aux coordonnées ambiguës. Tal Coat travaille toute l’étendue du support avec une couleur-matière quasi monochrome et de bords à bords.

La marque la plus colorée de la toile intitulée Suspendu II, 1975 est située à la limite supérieure de celle-ci, elle semble vouloir s’en échapper. Dans les mêmes années les artistes américains inventent le all-over. Ce rapprochement avec les expressionnistes américains est loin d’être anodin. Leurs couleurs et leurs gestes débordent de l’espace de la toile amenant à considérer celui-ci comme un fragment. L’ambition des artistes se fait plus modeste. Après la seconde guerre mondiale et la menace d’une guerre atomique, ces artistes renoncent au désir d’évoquer la totalité d’un monde ; parvenir à proposer un fragment cohérent constitue déjà une réussite. On saisit dès lors ce qui distingue Tal Coat de ses congénères abstraits lyriques de la nouvelle école de Paris (Bazaine, Bissière, Le Moal, Manessier, De Stael, etc.). Dans la plupart de leurs œuvres ces derniers perpétuaient les « traditions » françaises et européennes issues de la Renaissance en concevant le tableau comme une totalité : un petit monde dans un petit espace, un motif centralisé ne touchant pas les bords. Plus par les évolutions générées du travail quotidien que par suivisme, certains peintres européens vont, à leur heure, produire des œuvres sortant des limites du support. Tal Coat va même un peu au-delà puisse qu’il prolonge le geste jusqu’à créer des « lèvres » de peinture sur les bords de certaines toiles. Il n’est pas anodin de constater que les artistes qui se sont engagés dans cette voie — nous pensons particulièrement à Soulages — trouvent aujourd’hui une reconnaissance supérieure à celle de leurs congénères.

Le regard des amateurs et d’une partie du public a intégré ce changement de paradigme parmi les nouveaux indices de la modernité. L’exposition du Musée Granet réunit plusieurs œuvres présentant ces caractéristiques. Mentionnons Bleu surgi, 1974, Suspendu II, 1975, Foyer, 1972, Terres, eaux sous-jacentes, 1976. À coté de ces peintures à la monochromie travaillée on trouve aussi des créations bicolores occupant toute l’étendue du support comme Sans titre [Colza] 1975-1982 — un lumineux accord vert-jaune — En plaine, 1983 —deux bandes horizontales terre rouge et jaune creusées de quelques sillons — ou encore Vers Dieulefit, 1982, aux belles nuances de gris. L’autre caractéristique de ces œuvres est la mise en place d’un travail, en certains lieux de la toile d’une matière picturale en épaisseur attirant par la suite un dessin incisif dans le frais de celle-ci. Les reprises successives de l’espace de la toile par Tal Coat conduisent, par endroits, à des soulèvements de la matière picturale. Ceux-ci sont souvent suivis d’enfoncements griffés obtenus en retournant le pinceau ou avec quelque instrument pointu. Il faut force et tension pour échapper aux marées du fond, pour ne pas être repris par l’emprise du site. La force du geste permet l’arrachement aux sédimentations successives. L’effet est localisé mais il a des répercussions sur l’ensemble. Le geste griffé ne se produit pas seulement dans le sens longitudinal (bidimensionnel) ; il opère aussi perpendiculairement au plan du tableau, dans l’axe paradigmatique du regard.

Les peintures de Tal Coat avec des surrections de matières et des incisions demandent au regardeur de modifier plusieurs fois sa position spatiale devant les œuvres. La griffure, vue de face ou de biais, n’est pas comprise comme participant de la même manière aux effets d’espace du tableau. Il ressort de ce balancement un certain trouble, un trouble dans la relation de l’esprit à ce que les sens perçoivent. Le sentiment esthétique ne provient plus de la forme des figures mais la "manière" de les tracer, de ce qui ressort non de l’œil mais de la main du créateur.

Dans les œuvres des dernières années de sa vie, les épaisses couches de peinture par endroit boursouflées et entaillées accompagnent des couleurs subtiles et des lumières délicates pour accéder à des abstractions poétiques. Toutes les œuvres de Pierre Tal Coat, dessins, gravures, aquarelles, peintures sont travaillées jusqu’à accrocher quelque chose d’une présence. Les traces incisées, qui peuvent être regardées comme forme négative du dessin "dans" la peinture, existent aussi comme les traces d’une présence en creux, à la fois présence d’un dessin dans la matière picturale et marque d’une présence inscrite pour toujours de l’auteur dans son œuvre. Devant chaque création de Tal Coat ce qui nous touche c’est cette présence renouvelée qui s’impose dans la singularité de son apparaître.

1 JF. Lyotard, Que peindre ?, Paris, Edition de la Différence 1987, p. 28. 2 Le village Clohars-Carnoët où est né, en 1905, Pierre Jacob (il prendra le pseudonyme de Pierre Tal Coat en 1926) est situé entre Le Pouldu et Pont-Aven, les deux lieux de séjours actifs de Gauguin en Bretagne. 3 La même restriction se remarque dans les peintures de Fautrier qui n’incise pas les toiles de sa série Otages alors qu’il le fait souvent par ailleurs.

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++INFO++

Musée Granet Place Saint Jean de Malte 13100 Aix-en-Provence

TEL : + 33 (0)4 42 52 88 32

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