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Profession critique d’art Didier Arnaudet

Didier Arnaudet
Didier Arnaudet
Je dois d’abord dire que je ne fais pas de différence entre l’écriture d’un poème, d’une fiction, d’une exposition ou d’un texte lié à un artiste ou une œuvre. Je suis autodidacte et j’ai créé mon propre chemin au fur et à mesure des rencontres et des découvertes.

Mon parcours débute dans les années 70 et passe par différentes étapes. La création de revues de poésie (la recherche d’un espace à occuper) et la rencontre essentielle avec Jean-Louis Froment, fondateur du Capc en 1973 (par l’intermédiaire de la poésie). J’ai eu la chance de baigner dans l’effervescence intense, prodigieuse de ces années 70 : arte povera, land art, art minimal et art conceptuel (les rencontres avec Mario Merz, Richard Long, Sol LeWitt, Richard Serra mais aussi Simon Hantaï, Christian Boltanski, Annette Messager, Daniel Buren, Jean-Pierre Raynaud). Et aussi Sigma (Roger Lafosse), ce festival qui brasse toutes les disciplines et apporte une étonnante ouverture sur le renouveau radical de l’acte de création (Le Living Theatre, John Cage, Pierre Henry, Miles Davis, Klaus Nomi, Pink Floyd, Meredith Monk, Zouc, Lucinda Childs : un mixage prodigieux d’audaces et de diversités).

J’ai du mal à me situer comme critique d’art. Je vais donc d’abord recherché des possibilités de contourner l’obstacle, de me maintenir à une certaine périphérie, de me décentrer pour ne pas trop m’approcher du centre mais aussi pour ne pas trop m’en éloigner.

Je vais ainsi vous entraîner dans une déambulation sinueuse, désordonnée et éclatée, sans mode d’emploi et sans destination précise.

Le désir d’écriture

Ce qui s’active, dans mon écriture et donc dans mes livres, expositions ou autres actions, c’est la question de l’interpénétration du réel et de ses représentations et ce qui en découle c’est-à-dire un principe de fiction/poésie.

Les stratégies sont celles de l’appropriation, du détournement et de la déflagration, mais l’objectif n’est pas tant la déconstruction que la construction d’un territoire mouvant, à partir d’éléments discordants, incertains, issus de sources diverses, de mouvements étrangers les uns aux autres avant leur assemblage. La méthode est celle du collage, du montage, mais aussi de l’emprunt aux langages d’autres registres de création (littérature, philosophie, cinéma, danse, bande dessinée, architecture, mode...).

Ses fragments, ses prélèvements visent la concision pour condenser et produire un effet d’énigme, le quotidien pour en produire un commentaire en direct, l’hybridation pour ouvrir le champ des hypothèses, la préciosité pour s’obliger à combler les vides convoqués.

Je combine. Je compose. J’enchaîne. Ce qui m’intéresse, c’est d’être en embuscade dans plusieurs champs possibles. Ce qui m’intéresse, c’est de prendre ces éclats du réel ou de mon imaginaire et de les interpréter, leur conférer différentes significations, de faire avec eux un travail d’acteur. Il s’agit donc de constamment glisser d’une interprétation à une autre, d’une sphère à une autre, de pointer la multiplicité de leurs strates, de leurs ressources et de leurs impasses.

Qu’est-ce que cela donne ?

Une nuée d’images, de sensations et de mots. Elle n’occupe pas un territoire préétabli où il serait aisé de la situer mais elle élabore au fur et à mesure son champ d’action, ses règles d’investigation. Son évolution ne se présente pas comme une progression narrative, faite d’une succession d’énigmes posées puis renouvelées, mais comme une constellation d’informations, de scènes, de temps, de fantômes qui convoque une infinité de questions, de problèmes, d’impasses, sans prétention à les résoudre.

L’acte fondateur : le Capc

Le Capc est né en 1973 d’un désir d’écriture, d’une constante recherche de s’adresser à l’autre. Effacée, déplacée par les œuvres dans la multiplication de leur apparition et de leur inscription, l’écriture n’a jamais cessé d’être souterraine, clandestine et d’imposer une attitude, une amplitude poétique. Jean-Louis Froment l’a souligné dès les premières expositions et a activé, avec une singulière obstination, ce désir d’interroger une lecture des œuvres comme un assemblage unique de signes et de sens capable de fixer dans la durée une vision intime. La création du Musée, en 1984, a été placée sous le signe d’une prise de parole plurielle et d’une proximité sensible avec Michel Montaigne. La programmation a toujours revendiqué une forte présence d’écrivains, poètes, penseurs sollicités comme les passeurs, les sentinelles nécessaires.

L’art est cette sentinelle fragile, résolue et troublante, qui ne se préoccupe pas des notions de gain ou de perte parce que son champ d’action ne se situe pas dans une graduation de compétitions et de rendements, mais opère une élasticité du sens et place les choses et les idées dans une perpétuelle situation d’apprentissage.

L’art est au cœur un faisceau de conversations, de dédicaces et autres partitions.

Conversations comme échanges, partages n’excluant nullement la confrontation, le trouble et le court-circuit, comme mobilité de la pensée aiguillonnée par des émotions, des bifurcations et des mutations.

Dédicaces comme don, offrande, comme geste poétique de l’hommage, de la reconnaissance, comme légèreté de la référence, de l’écho, comme image, vibration, épisode de langage qui accompagnent tout cadeau amoureux, réel ou projeté (Roland Barthes).

Partitions comme incitation à la participation, à l’interprétation, comme possibilités d’ouvertures, de déambulations et de découvertes, comme entrée dans des protocoles du regard, du monde, de la fiction, du poème tout en faisant le pari de l’audace et de la désobéissance à ces protocoles.

La question de l’écriture est l’argument central. Non pas au sens d’une virtuosité stylistique, mais en termes d’écriture filmique, dans le choix du cadrage, de la scénographie, dans la façon dont on déploie une intrigue.

Je me sens proche de ce livre d’Italo Calvino : « Leçons américaines : aide-mémoire pour le prochain millénaire » qui reprend cinq conférences rédigées entre 1984 et 1985 en réponse à l’invitation de l’université Harvard. Italo Calvino est mort le 19 septembre 1985 avant d’avoir pu les prononcer. Il consacre ces textes à quelques valeurs, qualités ou spécificités littéraires qui lui tiennent particulièrement à cœur, en s’efforçant de les situer dans la perspective du millénaire qui s’annonce. Ces valeurs, qualités ou spécificités sont : légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité et enfin consistance, mais Italo Calvino n’aura pas le temps d’écrire cette dernière conférence.

Je m’approprie (à ma manière) ces valeurs et les applique à la question du regard (des regards) :

La légèreté s’oppose à la pesanteur. Si la légèreté apparaît comme une valeur, c’est qu’elle insuffle le mouvement dans l’inertie, dans l’opacité de la réalité. La légèreté signifie ici une stratégie du détour, du regard éloigné. Ce regard éloigné c’est-à-dire qui prend ses distances, qui n’est ni trop proche pour ne pas être absorbé, ni trop loin pour ne pas être déconnecté, neutralisé. Pour pouvoir introduire un ordre ou au moins une organisation du chaos, une visibilité (une présence) dans cette complexité de la surface des choses, il s’agit de trouver la bonne distance, avoir cette légèreté qui permet la justesse. La distance : trouver la bonne distance, la tenir, la réduire pour être au plus près (d’une interprétation du réel, du déjà là et de son principe de fiction). Le « temple » en tauromachie : cette juste distance qui permet au torero de se trouver en accord avec le taureau, de s’ouvrir à une étonnante fluidité et d’inventer dans un étirement du temps une idée d’éternité.

La légèreté : le mouvement, l’interrogation agile du réel, la liberté vis-à-vis des ancrages historiques : la bonne distance du regard.

La rapidité c’est le moyen d’instaurer le déplacement (de poser sa question). La rapidité instaure des orientations (le choix d’une trajectoire) c’est le regard orienté. Ce qui suppose une décision, une capacité d’ajuster cette décision à une forme, un geste, une attitude, à ce qui va susciter, interroger ou troubler.

La rapidité : le déplacement et l’entraînement du regard dans des directions surprenantes, calculées.

La visibilité relève de l’immédiateté d’une réception et donc un rôle de décodage entre évidence et énigme. Il s’agit de capturer, de récupérer. C’est le regard décentré : être à la périphérie pour mieux appréhender le centre.

La visibilité : décoder, appréhender, prolonger (la question aussi de l’interprétation)

La multiplicité c’est prendre en compte la dimension chaotique, hétérogène des choses, des situations, des espaces, des récits. L’idée d’une croissance perpétuelle : impossible à épuiser. C’est le regard éclaté : convoqué par une multitude de parcours.

La multiplicité : la fragmentation en action et ses ressources infinies, et le morcellement du regard.

L’exactitude c’est cette valeur qui donne à l’œuvre une forme, un sens qui n’est nullement figé, ni définitif, ni raidi dans une immobilité, mais vivant, aussi vivant qu’un organisme. C’est le regard dynamique qui accompagne et par sa justesse prend le risque de l’interrogation continue.

L’exactitude : la justesse insaisissable, vivante : une nouvelle énergie du regard.

La consistance : ce qui donne une présence au regard, à sa mobilisation, à son parcours.

Qu’est-ce que cela produit ?

Le point de vue (Serge Daney, critique de cinéma, théoricien de l’image) : Il faut prendre ce mot « point de vue » au sérieux. Le point de vue, c’est une situation concrète dans un paysage encombré. Elle est subjective et, en même temps, elle crée de l’objectif.

Le point de vue implique la rencontre.

La rencontre (des regards, des œuvres, des voix) se propose entre disjonction et intersection, entre ce qui rapproche et ce qui éloigne. La rencontre doit s’appuyer au départ sur presque rien, qui est la perception d’un point. Il y a un point commun. (Alain Badiou) Mais qui se joue dans une effervescence de différences. La rencontre avec tout espace ressemble à la rencontre imposée par la vague. C’est un effet de choc. Il s’agit de savoir composer avec cette vague, sa concentration de sensations, d’images et de contacts qui fait vaciller les repères et produit des décentrements et des rapprochements insolites. Il s’agit de partager l’intensité d’un rythme propre à signifier un présent, un moment de vie et ne pas avoir peur d’être bousculé, emporté par la singularité de sa force.

Je pense bien sûr à Gilles Deleuze et son cours célèbre sur Spinoza, Les genres de connaissance. Le philosophe y évoque « un étrange bonheur », « cette espèce de souplesse et de rythme » du corps qui sait nager et composer avec la vague : de « plonger au bon moment », de « ressortir au bon moment », d’éviter la vague ou, au contraire de s’en servir.

C’est en prenant le risque de se confronter à cette expérience des limites, à cette énigme, que nous pouvons ressentir cet étrange bonheur, évoqué par Gilles Deleuze, un étrange bonheur, difficile à définir, à saisir mais qui pourtant nous apporte un degré supplémentaire d’interrogation, et donc de connaissance et de perception.

Si je devais choisir un mot pour définir mon activité, je choisirais celui de passeur.

Serge Daney : « Les passeurs sont étranges : ils ont besoin de frontières, à seule fin de les contester. Ils n’ont pas envie de se retrouver seuls avec leurs trésors et, en même temps, ils ne s’occupent pas trop de ceux à qui ils passent quelque chose. Et comme les sentiments sont toujours réciproques, on ne s’occupe pas beaucoup d’eux non plus, on ne leur passe rien, on leur fait volontiers les poches. »

Un art d’aimer : un art d’accompagner. La question de la rencontre et celle du choix.

Le passeur n’est pas là pour effacer la distance, il est là pour la franchir tout en soulignant sans insister sa présence. Cette affirmation de l’obstacle à dépasser donne toute sa singularité au passeur. Il ne se situe pas entre deux bords : il va de l’un à l’autre, alterne d’une rive à l’autre. Il assure sa mission en se positionnant dans un perpétuel déplacement. 

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