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Le traumatisme Duchamp, la question du dispositif

Le traumatisme Duchamp

La notion de dispositif, très présente aujourd’hui dans le champs lexical des écrits sur l’art, cache-t-elle un rapport de l’oeuvre au pouvoir et à l’institution ?

Je me souviens, encore assise sur les bancs de l’Université, de la lointaine histoire d’un peintre mort dans l’anonymat, laissant sans le savoir au monde spéculatif du marché de l’art un des plus beaux héritages qu’il n’avait jamais été donné de rêver. On appelait cette histoire le traumatisme Van Gogh, suite à la vente en 1987 par Christie’s des Tournesols pour 40 millions de dollars. « Traumatisme » est un bien grand mot. J’aurais plutôt désigné cela, à la manière de Walter Benjamin, fantasmagorie. Celle-ci donnait prise à une image étrange, presque fascinante, qui avait pris son essor dans les années 80 : il ne fallait plus fabriquer d’objet en proie à de telles aliénations mais bien - dans l’oeuvre - pouvoir considérer ensemble production/diffusion/réception. Plus question qu’un objet d’art termine comme le billot battu par le marteau d’un commissaire priseur. L’oeuvre pouvait contenir dans les germes de sa création, la critique du système qui allait la rendre visible. Jeff Koons avec sa série Luxury (1986) proposait des objets argentés censés refléter l’ego du collectionneur. Bref l’enjeu des artistes des années 60 et 70 de faire du geste artistique une attitude face à la société (et dont les premiers signes furent rassemblés par Harald Szeemann en 1969) allait trouver large écho dans celui des années 80/90. En 1995, Fabrice Hyber transformait le Musée d’Art Moderne en Hybermarché, faisant de l’Institution le lieu de la disproportion des valeurs marchandes.

Fantasmagorie, apparence illusoire du nouveau, du neuf où «  ». Car, ce que la radicalité de ces prises de position dissimulait c’était l’émergence d’un « trauma » encore plus fort, et que j’inclinerais à désigner par traumatisme Duchamp. Ce phénomène tire ses adieux à nos vieux objets d’art pour lui préférer les dispositifs. Plus question d’un simple objet réalisé par un artiste mais d’un agencement de fragments de réel où se nouent et se dénouent tout ensemble l’individu, le politique, l’économique et le social. Le ready-made, concept duchampien par excellence, sert dorénavant d’ancrage à ce nouveau statut de l’oeuvre. Substituant au savoir-faire de l’artiste le simple choix d’un objet, cette « invention » du siècle dernier faisait disparaître la dimension quotidienne de notre entourage - urinoir aussi bien que porte-bouteille - derrière le paravent muséal. Dés lors, une scission s’infiltrait dans notre lecture même de l’oeuvre, non plus sculpture où le signifié vient prolonger le signifiant mais ready-made : rupture entre la forme et son contenu critique.

Il me semble aujourd’hui impossible de pouvoir coller ensemble les bris épars de l’oeuvre, chus dans son lieu de monstration. Cette tentative paraît vaine tant elle hérite d’une lecture chosifiante de la forme. L’enjeu de la critique d’art serait donc d’une part d’envisager l’oeuvre dans les relations qui se tissent entre ses différents éléments et d’autre part de comprendre quel rôle elle engage dans un tel dispositif.

Le dispositif contemporain est une installation de fragments extraits du réel, objets aussi bien qu’images, invitant le regard du spectateur à une libre circulation entre ces éléments et polarisant ainsi tout un jeu de forces dont la tension le rattache aux structures sociales ou politiques qui l’ont vu émerger. Le terme apparaît dans les années 60, tantôt pour désigner les protocoles de l’art numérique, tantôt pour qualifier les circuits de l’art vidéo - dans la tradition du dispositif cinématographique - comme le firent Dan Graham ou Bruce Nauman. Pour Anne-Marie Duguet, il dessine les conditions d’un processus, autant poïétique qu’esthétique. C’est une oeuvre ouverte, « au sens où elle ne saurait être plus un produit achevé, où chacune de ses actualisations implique la variation [1] ».

En fait, le terme de dispositif a progressivement remplacé celui d’installation. Installer se fait in situ, dans un espace physique aux caractéristiques alors exaltées. Disposer, c’est laisser autrui joindre ensemble le matériel et l’immatériel, l’objet et son paradigme, l’oeuvre et les structures sociales et politiques qui l’accueillent [2]. Le dispositif adresse au public un jeu d’analogies formelles qui se décryptent selon plusieurs dimensions interprétatives. Gloria Friedmann, John Armleder, Claude Closky...Le terme dispositif a été complètement arraché au monde de la vidéo et du numérique dans les années 80 pour recouvrir le champ de l’installation. En 1985-86, l’ARC sous l’impulsion de Suzanne Pagé, présentait « Dispositif-fiction » et « Dispositif-sculpture ». Pour la conservatrice s’expliquant dans le catalogue, la notion de dispositif permettait de rendre compte de la diversité de démarches « fondées sur une ambition intellectuelle mais difficilement classables [3] ». On trouve plus loin : « Le mot Dispositif retenu alors, au double sens d’ordonnancement finalisé et de mécanisme de cet agencement, implique donc aussi une attitude tactique, non seulement avec le langage, mais avec le lieu comme dispositif d’exposition [4] ».

Exposer l’exposition, dirait Buren. Faire de l’oeuvre un «  » écrit-il encore en 1972. Telle semble bien être la dangereuse tangente de l’oeuvre d’art actuel que trace son géomètre, le commissaire d’exposition. Car il semble que la question du dispositif soit l’outil idéalement approprié au développement d’une telle pratique, à savoir, celle du commissariat. Les expositions d’Eric Troncy, comme Coolustre (2003), évoquent d’ailleurs des séquences cinématographiques : les oeuvres, prises dans un dialogue les unes avec les autres, deviennent les pièces d’un dispositif géant et muséographique.

Et le critique ? S’il semble passé au second plan, rendant compte des événements qu’organise le commissaire d’exposition, il ne participe pas moins à l’épidémie Duchamp. Lui aussi fournit des dispositifs qui viendront se greffer tantôt sur les dispositifs artistiques, tantôt sur les dispositifs muséographiques, faisant du concept une valeur d’échange branchant l’un avec l’autre. C’est pour cela, nous dit Lyotard au sujet des dispositifs narratifs, qu’ils se font si impersonnels. « On dit... » au lieu de « je pense... ». Le théâtre de la critique travaille sur lui-même, en vase clos, petite organisation bien huilée, ordre de la représentation qui se rattache à l’histoire de l’art. Parfois « on » a du mal à saisir la différence entre un article au ton monocorde et un communiqué de presse volontairement anonyme.

Fantasmagorie benjaminienne : ne pas voir que la contemporanéité d’une notion, celle de dispositif artistique (oeuvre rendant conscience de son inscription dans des structures sociales, économiques et politiques), est la monnaie d’échange d’un dispositif plus grand, toujours plus grand - car il s’étend selon un programme d’expansion. Alors, suivant Lyotard, je fais le voeu d’une critique qui soit celle du désir, car le dispositif est avant tout pulsionnel, circulation des flux de désir, de toute une économie libidinale vers des représentations et vers du politique. Le dispositif c’est tout un agencement de connexions de la libido vers le réel. Il est métamorphose d’énergie. Le défi est de considérer l’oeuvre dans cette logique de flux désirants, non plus dans leur régulation vers l’extérieur, vers d’autres dispositifs, mais en les restituant à leur source, à leur origine, à leur jaillissement. Une image de star à laquelle on veut ressembler et non une stratégie de la part d’un artiste des affaires, telle pourrait par exemple être l’histoire d’Andy Warhol.

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++Notes++

[1] Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image, créations électroniques et numériques, Paris, éditions Jacqueline Chambon, Paris 2002, p. 19.

[2] La notion de dispositif est fortement marquée par l’usage qu’en donne Michel Foucault dans Surveiller et Punir. Elle questionne le statut du regard, le point de vue qui décide de la formation d’un dispositif.

[3] Suzanne Pagé, Dispositif-Fiction, texte d’introduction au catalogue d’exposition, Paris, ARC, 1986, p. 3.

[4] Suzanne Pagé, Dispositif-Fiction, ibid, p. 3.

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