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La réinvention du Land-Art et du Body Art selon Zhang-Wei

Land-Art et Body Art

L’exercice auquel je me livre est difficile. Je connais à peine Zhang Wei rencontré un soir dans l’ancienne résidence du Dalaï Lama à Pékin. Il m’a communiqué des documents sur son art et une biographie. Je suis à présent à des milliers de kilomètres de distance et je m’apprête à écrire un texte sur son œuvre. Feuilletant les quelques photographies dont je dispose, je constate deux choses. Des souches d’arbres d’une part, travaillées et destinées, parfois, à leur exposition dans un environnement extérieur. Des mannequins d’autre part, vêtues de substances extraites de pneus usagés puis transformés en habits. Lorsqu’un historien s’applique à étudier une œuvre qui lui est méconnue, son réflexe est de chercher des précédents. A priori, une souche d’arbre rapportée, c’est-à-dire sortie de son contexte d’origine, puis exposée de nouveau ou dans la nature ou dans un intérieur habitable est un geste qui nous ferait penser, peu ou prou, à certaines pratiques du Land-Art. Ce terme anglais s’est implanté dans le vocabulaire français alors même que les Américains le troquaient contre earth art. Il recouvre une tendance qui s’est dessinée dans la seconde moitié des années 1960 autour de deux préoccupations : le refus opposé à l’aspect de plus en plus commercial de l’art, et l’intérêt pour le tout nouveau mouvement écologique. Tous ces artistes interviennent directement sur le paysage et affrontent les éléments naturels. Les pratiques diffèrent d’un artiste à l’autre. Ainsi, Nancy Holt a édifié des constructions qui rappellent Stonehenge et s’appuient sur des données astrophysiques. Michael Heizer et Richard Smithson ont déplacé des tonnes de terre et de cailloux dans les déserts de l’Ouest des Etats-Unis pour créer des structures massives parfois apparentées aux tumuli antiques. Richard Long a enregistré sur la pellicule ses excursions dans les paysages et les agencements éphémères de rochers et de fleurs qu’il y a réalisés.

De manière générale, les représentants du land-art exposent les photographies qui témoignent de leur travail intransportable par définition. Ce recours à la documentation photographique rapproche le land-art de l’art corporel, du happening, de la performance, mais aussi de l’art conceptuel. En outre, le land-art présente des affinités avec d’autres courants nés de la même période, l’Arte povera et le postminimalisme, car les rythmes et processus naturels, ce qui est particulièrement vrai pour Alan Sonfist, sont intégrés dans l’œvre d’art [1] . Cet intérêt pour la nature s’accompagne parfois d’une redécouverte des auteurs tels que Emerson, Thoreau ou Rousseau&Cette longue digression permettra de comprendre, je l’espère, que Zhang Wei s’inscrit dans la continuité de tous ces courants mais qu’une recontextualisation de son œvre est aussi nécessaire pour en saisir la spécificité. L’œvre qui se présente ici est une sculpture. Dans le geste même de son appropriation, la souche d’arbre subit des transformations. Clous, scarifications et lamelles de pneus investissent la pièce que l’artiste transfert en un lieu autre (intérieur / extérieur). L’œvre est ensuite photographiée. Je précise d’emblée que la sculpture, exception faite la grande période médiévale et bouddhiste des Sui et des Tang, est, en Chine, un art marginal. La peinture, les arts du pinceau en général, depuis les Song, occupent le sommet des valeurs esthétiques. Cependant, l’ouverture relative de la Chine, à partir de la fin du XX°siècle, a favorisé le développement de pratiques artistiques qui échappent aux catégories répertoriées de l’art. Le travail de Zhang Wei en est la plus parfaite illustration car nous avons là, sous nos yeux, une tentative de retransposition d’une œvre de la nature en une réalité sculpturale. Souci écologique, désir d’harmonisation ? Oui sans doute. Un phénomène qui n’est pas sans rappeler ce que le nipponologue, Augustin Berque, a observé dans le contexte du Japon contemporain [2] . Mais il y a un autre fait qui me frappe d’autant que j’ai souvent voyagé à travers les campagnes chinoises : l’arbre symbolise, dans l’espace des villages, le lieu de communion entre les vivants et les esprits des morts. Pendant la Révolution culturelle, des milliers d’arbres séculaires ont été stupidement détruits par les Gardes rouges. Il s’agissait pour les responsables de cet effroyable gâchis d’éliminer les superstitions du peuple chinois et d’édifier une prétendue « Chine nouvelle » . Déracinés de leurs valeurs, dépossédés de leur histoire familiale, nombre de Chinois ont assisté, parfois sous la menace, à ce viol collectif, à la destruction du patrimoine de leurs ancêtres. Les arbres de Zhang Wei me renvoient à cette triste période. Lui-même, d’une manière plus ou moins consciente, à l’instar de ses compatriotes, semble avoir gardé une très grande nostalgie de cette harmonie plus supposée que réelle entre les hommes et la nature. J’en veux pour preuve l’installation de panneaux, « Images on the screen » , que Zhang Wei a posé en plein champ. On y voit là encore des arbres. Une fois photographiée, j’ai le sentiment que cette œvre s’apparente à la série prise par l’artiste Ian Hamilton Finlay (cf : « The present order is the desorder of the future » -Saint Just - 1983) réadaptant les vues d’un paysage à la manière de Corot, Rosa, Dughet ou Guerchin. Zhang Wei rejoint ici Finlay et nous dit combien la nature relève de la culture quand elle est médiatisée par l’histoire.

Un jour, alors que je faisais l’ascension du fameux Taishan dans la province du Shandong - d’où Zhang Wei est originaire - j’ai croisé un homme d’un âge improbable. Cet homme vivait dans une hutte au milieu des bois et des pierres et me proposa du thé. Il me dit qu’il sculptait sur du bois mort l’effigie d’animaux sauvages. Quand je pense à cet homme et à notre étrange rencontre - car peu de mots furent échangés en vérité et il pleuvait - deux proverbes me viennent aussitôt à l’esprit : « mu shi wei tu » ( « bois pierre en vain » ) et « mu ben shui yuan » ( « bois racine source eau » ) que je traduirais respectivement par « se situer en dehors des mondanités » et « chaque chose a son origine » . Dans les deux cas, le caractère bois apparaît. Cette désignation brute d’un état des choses va de pair avec un idéal daoïste tel que l’incarnait ce personnage rencontré sur le chemin pluvieux du Taishan. C’est un idéal plus que jamais nécessaire. Il aide à vivre et à surmonter les angoisses du quotidien. Zhang Wei n’est sûrement pas étranger à cet état d’esprit. Il ne serait pas inutile de l’interroger sur les vertus du daoïsme, les auteurs qu’il lit et éventuellement, dont il s’inspire. Dans un cas de figure apparemment proche de Zhang Wei, l’œvre de l’Italien Giuseppe Penone reste incompréhensible sans ses références à Dante et Ovide. L’autre aspect du travail de Zhang Wei, disais-je plus haut, consiste en la réalisation de vêtements aux formes insolites. Le rouge et le noir sont les couleurs dominantes de ses habits d’un genre très particulier puisque leur texture est hérissée d’épines et épouse parfaitement les formes du corps.

La réalité du vêtement ne coïncide pas seulement ici avec ce qui est surajouté à l’épiderme, en tant que produit étranger ; le vêtement peut être ramené au contraire à une « autosécrétion » somatique ou psychosomatique de la parole qui supprime ou réduit la part d’animalité de l’humain quand celui-ci se borne à être nu. Selon ces différents aspects, les vêtements en général et ceux créés par Zhang Wei en particulier ont une fonction sémiotique d’une part, mise en œvre, toutes les fois que les mannequins les portent pour procurer à leur spectateur des informations qui leur sont indispensables et ainsi régler leur conduite, et une fonction symbolique d’autre part, dans le cas où les vêtements sont davantage des moyens d’expression que de communication. Les cas présentés par Zhang Wei (matériaux adhérents mais épineux) sont d’ailleurs très ambigus : soit qu’ils relèvent, simultanément ou alternativement, des deux domaines ; soit qu’ils se situent à leur frontière. La symbolique des couleurs tient aussi de son importance. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler, avec l’anthropologue Marcel Granet, leur origine en Chine : ? Les analystes du Céleste Empire font remonter au règne mythique de Shen Nong, successeur de Fu Xi (un des trois Augustes), l’attribution aux différentes classes de la population de vêtements de couleur spéciale destinés à distinguer les rangs. Le jaune, couleur du soleil, fut dès lors réservé aux membres de la famille impériale. Le Shu jing (le livre de l’Histoire attribué à Confucius) mentionne, sous le règne de l’Empereur Yao (2205 ans avant notre ère) des soieries rouges, blanches et noires ? [3] . Zhang Wei voulait-il, par le choix des couleurs des vêtements que portent ses superbes mannequins, montrés pour la première fois en été 2005 à la biennale de Chengdu (Sichuan), leur conférer une « aura » , pour parler le langage de Walter Benjamin, opposée à la désuétude des costumes Mao ( « Zhongshan » en chinois) que portent encore, dans les campagnes chinoises, les personnes âgées ? Rien n’est moins sûr. Une photographie le montre affublé de son étrange vêtement noir épinglé d’une étoile rouge, confectionné à base de pneus, posant dignement aux côtés d’un homme vêtu d’un bleu de chauffe et d’une casquette dans un paysage rurbain, soulignant ainsi la transition entre deux époques (les années Mao et post-Mao) et deux entités (la ville / la campagne) que tout oppose aujourd’hui.

Là encore, je ne saurais trop insister sur la signification des couleurs de ces deux protagonistes. Les Chinois sont très sensibles à ces aspects de leur culture surtout depuis les premières réformes des années Deng Xiaoping. On ne peut plus dire, comme Roland Barthes l’affirmait, et à juste titre, vers la fin de la Révolution culturelle : « Mais la Chine n’est pas coloriée » [4] . Au contraire, avec l’enthousiasme qui la caractérise, Marie Claire Huot écrivait, il y a dix ans déjà, une tendance qui s’est depuis largement confirmée : ? la nouvelle production culturelle en Chine depuis 1985 est haute en couleur (&) Ces couleurs ne sont pas que le rouge et le jaune de la tradition chinoise. Il y a encore l’or et l’argent de la fortune, le bleu océanique de l’ « autre rive » , l’encre de Chine au service de l’humour noir et encore tout ce qui peut être combiné de couleurs fluorescentes et acides ? [5] . J’ajouterais même qu’en raison des bouleversements socio-économiques que subit la Chine, l’association des couleurs aux régions cardinales ; expression des lois physiques de la nature comprise en tant que doctrine de sagesse politique au substrat millénaire n’a plus du tout sa pertinence sauf quand il s’agit d’en commémorer avec nostalgie l’harmonie séculaire et de s’en inspirer pour réaliser un cadre de vie spirituelle qui fait cruellement défaut à la Chine d’aujourd’hui ou, par ironie, d’en critiquer les valeurs dont la durée demeure elle-même éphémère. Ainsi, la couleur bleue était dans la cosmologie traditionnelle associé à la gauche, à la région du matin, à l’est, au printemps et à la végétation tandis que le noir correspondait au nord, caractérisé par le froid, l’obscurité et l’humidité. Le rouge, en revanche, était relié au sud, au feu, à la lumière, à la chaleur et la sécheresse.

Si l’on se plaît à rapporter chacune de ces couleurs et leur connotation aux différents protagonistes photographiés par Zhang Wei, le décalage est parfois totalement singulier ou absolument pertinent. Ne dit-on pas, par exemple, que les filles du Sichuan (province du Jiangnan - méridionale - de la Chine), ici toutes de rouge vêtues sont des « filles pimentées » , aussi désirables que rouge est leur soutien-gorge ? Les performances de ces jeunes filles relèvent d’un art issu du Body art et de la mode. Zhang Wei, sociologiquement parlant, s’est affranchi néanmoins du Body art puisqu’il s’inscrit dans un réseau qui se situe aux confins des médias, du monde de la finance et de l’art avec une unité, dans le choix de ses styles, qui le caractérise : singularité des œvres à la fois attirante et répulsive par le choix des matériaux et l’usage qui en est fait. Ajoutons que Zhang Wei mêle à ses activités d’artistes celles de commissaire d’exposition ; une pratique éclectique de l’art et de ses métiers qui n’est pas rare en Chine et qui est, peut-être, même symptomatique de l’émergence d’une figure de l’intellectuel d’un type nouveau en ce qu’il synthétise les activités de praticien et de théoricien de l’art dans une dimension qui n’est pas non plus étrangère aux stratégies de la communication et de la finance. A tous points de vue, l’œvre novatrice de Zhang Wei mérite d’être suivie sur le long terme non seulement en Chine mais aussi, je l’espère un jour, à l’étranger.

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++Notes++

[1] Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 1994

[2] Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Du même auteur : Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, 1995

[3] Dominique Zahan, L’homme et la couleur in : Histoire des mœrs, dir° Jean Poirier, Paris, Gallimard, tome 1, 1990, p. 153

[4] Roland Barthes, Alors la Chine, Paris, Christan Bourgois, 1975

[5] Marie Claire Huot, La petite révolution culturelle, Arles, Philippe Picquier, 1994

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