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L’attraction du Pérou

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Deux pays du continent américain, le Mexique et le Pérou, tous deux situés au Sud du Rio Grande del Norte, dans cette immense portion de territoire que nous qualifions sans complexe de « latine », exercent l’un et l’autre une attraction particulière sur les touristes du monde entier. Pour le comprendre, il faut se souvenir qu’avant que lui soit autocratiquement octroyée la latinité, au tournant des quinzième et seizième siècle de l’ère chrétienne – qui n’était ni celle de Viracocha, ni celle de Quetzalcoatl - l’Amérique avait été pendant quelques millénaires strictement indienne.

Voir en ligne : www.alexandremaubert.com/

Le changement de son identité culturelle s’amorça dès 1507 lorsque le cartographe du Gymnasium Vosagense de Saint Dié en Lorraine, Martin Waldseemuller, l’eut ainsi baptisée dans son Cosmographiæ Introductio. Sans surprise, ce nom, à la différence de ceux du Mexique et du Pérou, a une origine latine puisqu’il dérive du prénom d’un marchand et navigateur florentin, Amerigo Vespucci.

Ce n’est pas la magnificence des paysages qui donne à ces deux nations un avantage sur les autres car leur caractère spectaculaire et sublime est partout en Amérique assez largement distribué et ce n’est pas non plus, en tout cas pas seulement, la présence vivace sur leur territoire de communautés indiennes pas ou très peu métissées qui font d’eux une destination privilégiée de la clientèle des agences de voyage. Cette attraction a pour première et principale origine une histoire dont la profondeur de champ a laissé sur le terrain un nombre impressionnant de traces, de ruines et de vestiges autour desquels rôdent encore les fantômes en général assez mal connus de vastes Empires remarquablement organisés, à la fois puissants, opulents et, par bien des aspects, assez déconcertants.

Avec son flair habituel, Hergé avait, à l’enseigne du « Temple du Soleil », parfaitement compris par où son petit reporter, l’inoxydable Tintin, devait aborder le Pérou. On pourrait dire la même chose de « Tintin et les Picaros » si les deux albums n’avaient pas été publiés à trente ans de distance (1948 pour le premier, 1976 pour le second), soit un segment de temps sur lequel, dans les nations occupant la partie occidentale de l’Eurasie, se sont assises les fameuses « Trente Glorieuses » dont, au lendemain d’une guerre impitoyable, le productivisme débridé, en même temps qu’il recouvrait et contenait les angoisses nées du désastre, ravivait le sentiment confus d’un nouveau « désenchantement du monde ». Rien de tout cela n’a échappé à Hergé.

A peine plus de trente ans séparent les photographies que vient de ramener d’un séjour péruvien Alexandre Maubert, du milieu des années 70… du siècle dernier. Les regardant et sachant ce que nous savons, il est assez logique de se demander de quoi elles nous parlent. Face à ces jeunes gens plantés à peu près n’importe comment dans le paysage leur servant de décors et prenant la pose pour le photographe, trois hypothèses et attitudes sont envisageables. On peut d’abord se réjouir que l’aventure du voyage individuel, sac à dos, lesté de bonnes intentions, dans le style déjà à demi mythique des années 60 (toujours du siècle dernier), puisse encore être rejouée avec une sorte d’innocence imbibée de nostalgie, propre à la rendre rassurante, voire touchante.

On peut à l’inverse se désespérer de la raideur solitaire de ces corps figés, droits comme des chandelles, sans relation avec ce qui les entoure et comme surimposés, grâce aux trafics permis pas l’image numérique (ce n’est pas le cas ici et c’est d’autant plus troublant), à des environnements qui, pour certains, peuvent être comptés parmi les plus beaux du monde. Enfin, étonné par l’étrange isolement de ces jeunes voyageurs tournant le dos, sans aucune ostentation d’ailleurs, à ce qui devrait susciter leur intérêt ou leur enthousiasme, comment ne pas rapprocher ces images de milliards d’autres faites partout dans le monde par des touristes pressés, ne regardant rien ou presque et surtout soucieux de pouvoir, grâce à la photographie, ramener la trace indiscutable de leur passage sur le site où ils ont été photographiés – à moins qu’avant même de la ramener, peut-être, sur le champ, “en temps réel“, ils l’envoient à partir d’un téléphone portable ou d’un ordinateur ?

Aexandre Maubert est, certes, un jeune photographe mais, récemment sorti de l’École nationale supérieure de la Photographie (Arles) et poursuivant actuellement sa formation au Studio national des arts contemporains (Le Fresnoy), il est déjà trop averti pour ne pas avoir pensé à ce qu’il voyait et à ce qu’il photographiait. C’est pourquoi les trois hypothèses - la liste n’est évidemment pas limitative - se chevauchent sans que l’image permette de trancher ou même d’atténuer leurs contradictions. L’ambigüité du médium photographique se calque certes sur celle des temps que nous traversons mais, plus profondément, elle confirme ici, sans ambages, l’indétermination structurelle des images que livre à notre regard la boîte qui les a enregistrées et leur indifférence à toute tentative de leur faire avouer plus que, silencieusement, elles montrent.

Dans la série sélectionnée par Alexandre Maubert, quelques photographies s’évadant du protocole sont libérées de leur personnage central ou bien de celui qui y occupe le premier plan. D’un seul coup, le paysage reprend ses droits, se déployant parfois avec faste, parfois sobrement mais toujours avec une indéniable puissance. L’éviction du gêneur, celui qui tirant toute la couverture à lui empêchait de bien voir ce qui l’entourait et réduisait l’environnement à un décor, n’est pas non plus sans intention : elle pose crûment la question de savoir ce que viennent exactement faire ou chercher ces jeunes touristes, ou d’autres, moins jeunes, dont, aussi amicale soit-elle, la présence sur les autres photographies, est si visible et proportionnellement si massive qu’elle finit par embuer le regard, troubler la vision et la vie tout court de ceux qui habitent là. Le narcissisme est en réalité moins dangereux pour celui qui s’y complait que pour les autres, qui en subissent les effets.

A propos de quelques écrivains ayant été ses contemporains, dont une partie de l’œuvre a pour cadre, comme la sienne propre, des pays lointains, Victor Segalen, dans son « Essai sur l’exotisme » posait les questions suivantes auxquelles il vaut encore de réfléchir : « Ils ont dit ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc. Ont-ils révélé ce que des choses et ces gens pensaient d’eux-mêmes et d’eux ? Car il y a peut-être du voyageur au spectacle, un autre choc en retour dont vibre ce qu’il voit. » Le fait de ne pas voir grand chose n’est pas une circonstance atténuante même si les dégâts qu’occasionne cette forme touristique de myopie sont moins graves que l’obstination farouche déployée depuis cinq siècles, par tous les moyens, pour faire passer dans un moule qui n’est pas le sien l’Amérique indienne.

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