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Judith Hopf. Energies

Judith Hopf. Energies

"Judith Hopf, Énergies Phone User 2, 2021et Rain #2, 2022. Vue du volet de l'exposition au Frac Île-de-France, Le Plateau © Judith Hopf / Adagp, Paris / 2022 Photo : Martin Argyroglo "
"Judith Hopf, Énergies Phone User 2, 2021et Rain #2, 2022. Vue du volet de l’exposition au Frac Île-de-France, Le Plateau © Judith Hopf / Adagp, Paris / 2022 Photo : Martin Argyroglo "
"« J’essaie de réfléchir autour du thème de l’‘énergie’ dans les deux parties de l’exposition, j’espère trouver une configuration expérimentale autour de ce terme dans les deux lieux, tout en convoquant des perspectives différentes. » Surplombant l’entrée du Plateau, le panneau solaire en auvent saisit le visiteur autant que les deux personnages d’argile au téléphone portable et le brin d’herbe géant aperçus de la rue à travers les vitrines du centre d’art. Il y est question du paysage et de sa perception comme producteur d’énergie tant sur le plan économique de la communication que dans ses dimensions psychiques."

Voir en ligne : https://www.fraciledefrance.com/

Peintes sur les murs des deux lieux d’exposition, les météores font contexte dans la rigidité, colorée de lignes droites ou obliques, interrompues ou continues du sol au plafond, d’un protocole répétitif à la précision géométrique, traits de pluie et rayons de soleil qui ne sont pas sans évoquer selon le regard qu’on leur porte, quelques protocoles de l’histoire de l’abstraction, la pluie drue des estampes japonaises, le soleil et les précipitations des bandes dessinées et des dessins animés. Shafts of Sunlight #1 et 2 - avec toute l’ambiguïté du mot « Shaft » (rayon de lumière et flèche) – et Rain #2 au Plateau, Rain à Bétonsalon, dessillent, par leur abstraction même, notre perception des énergies naturelles trop facilement réduites à leur disponibilité et à leur utilité en termes de ressources. Sur le plan graphique, le ton est mis. Entre la dispersion naturelle des énergies météorologiques et leur appréhension utilitariste par les sociétés humaines, l’éclair de métal peint (Lightning, 2022), statufié dans sa géométrie anguleuse, du plafond au sol de Bétonsalon, invite le visiteur à investir l’image polysémique de l’électricité - de la statuaire antique aux idéogrammes de la bande dessinée et du dessin animé, du symbole emblématique de mouvements et de partis politiques au logo de marques industrielles et aux pictogrammes de sécurité - ; à questionner dans sa puissance et ses dangers, entre l’inquiétude écologique et l’immobilisme de déni des conditions de production, l’énergie nécessaire de nos communications, l’alimentation du quotidien technologique et la dépendance qu’elle crée. Arrêté dans l’absorption statique de son smartphone au point de ne faire qu’un avec l’objet, l’usager (Phone User, 4, 2021) semble pourtant indifférent, détaché de ce qui anime son champ de vision.

De ces mises en scène du paysage comme énergie, d’un lieu d’exposition à l’autre se noue et s’image tout un jeu d’entropie, de métamorphose des flux invisibles que transmettent la lumière, la chaleur, la pluie, comme nos corps et les objets qui parfois se confondent. Judith Hopf y ouvre des perspectives sur l’interaction avec les plantes et les animaux, le sauvage et le domestiqué. L’exposition, métaphorique, évolue en rhizome jusqu’à s’illustrer, en dualité au risque de l’aporie, dans la solide fragilité de la réplique de bronze d’une branche de sumac (The Sumac tree-branche that looks like à Cherry tree-branche, 2021). Inversant les échelles et les valeurs, évoquant peut-être quelque royaume de Brobdingnag ou quelque mythologie des êtres mineurs, si ce n’est une démesure des épures de sculpteurs modernes, Judith Hopf érige du sol au plafond un unique brin d’herbe (Untitled (Grashalm), 2020) de métal. Fiché dans un socle de béton, dressé comme une lame verte de plus trois mètres en avant plan des géométries météorologiques, il manifeste, comme le moulage de la branche de sumac, l’insignifiance qu’accordent les sociétés modernes à ce qui n’est pas utilitaire, à la résilience, fût-elle invasive, aux espaces urbains négligés, aux lieux abandonnés à la reconquête végétale. L’ambiguïté entre la fragilité naturelle des référents et l’inaltérabilité solide de sa modélisation métallique, de l’état des choses à la fiction, bascule les représentations de la disponibilité vers la conservation et la conversion de l’énergie, les oriente vers l’observation de ce qui est et de ce qui pourrait être, des paradoxes, autant que de la polysémie, quelquefois trompeuse, de ce que nous appelons Énergies. À l’environnement de la pluie et du soleil répond, dans une représentation géométrique similaire en rouge-orangé, le mur peint d’une succession de toit d’immeubles habillés de panneaux solaires (Roofs, 2022), organisant ainsi les espaces d’exposition autour d’une perception du paysage transformé pour convertir l’énergie naturelle en énergie utilisable, pour en faire un cadre de loisir et de ressourcement, de recharge de notre énergie vitale et psychique. En écho à celui qui surplombe l’entrée du Plateau, les panneaux solaires (Untitled (Solar Panel #1 et 4), sérigraphie sur aluminium, 2022) basculent dans le fantastique, avec l’humour et l’ironie comme méthode en commentaire de l’espoir et de la naïveté d’une énergie sans pollution. Dysfonctionnels jusque dans leur symbolique de capteurs de l’énergie lumineuse, les panneaux solaires, percés de trous circulaires - sauf celui, bien réel, qui alimente la projection vidéo - peuvent alors être investis, peut-être grignotés, par les escargots (Less, 2022, vidéo, 3 minutes). Dans la vidéo passée en boucle, se fictionnalise ainsi un équilibre instable et merveilleux où les cyclistes cohabitent avec les escargots, où, près d’un champ de panneaux solaires, un claquement de main suffit à allumer les lampadaires de la ville. Face à la peinture murale des panneaux solaires, une poule rêve d’un homme déguisé en œuf (Some End of Things : The Conception of Youth, film super 8 numérisé, 3mn 18, 2011) qui se heurte, au milieu du dédale d’un immeuble de bureaux, à l’impossibilité de franchir une porte.

À la singularité du brin d’herbe géant détaché de l’instrumentalisation indifférenciée des éléments du paysage comme espace de production ou de loisir, comme décor plus ou moins rationalisé, s’attache, avec une semblable ambivalente, un troupeau de moutons (Flock of Sheep, 2014) qui évoque plus le fonctionnalisme d’une très quotidienne architecture brutaliste que les pastorales. Les moutons sont faits de blocs parallélépipédiques de béton moulés dans des cartons d’emballage dont les ondulations dessinent le lainage. Si, dans sa facture, le troupeau évoque la production en série - et peut-être même le clonage -, les animaux conservent cependant une certaine singularité ; certains blocs sont posés à même le sol, d’autres debout sur quatre tiges métalliques, offrant une multiplicité d’arrangements possibles ; les têtes, dessinées rapidement au trait noir sur une des faces du bloc, introduisent une diversité qui fait basculer la norme, à l’instar des serpents, dans une métaphore quelque peu ironique de notre rapport au vivant comme ressource à exploiter. Faut-il voir dans les cinq serpents aux corps anguleux faits de barres de béton, de même section, assemblées selon des angles différents, (Untitled (Serpent 1, 3, 5, 7, 10), béton, métal, papier, 2015) une fable contemporaine réagençant la symbolique plurielle du serpent à la fluidité continue des énergies ou à la figure de l’adaptabilité ondulatoire contrainte et infinie de l’homme dans les « sociétés de contrôle » ? Pour autant les serpents, figés sur le sol dans leur posture anguleuse, porteurs, sur leur langue de papier, de messages tronqués - fragments découpés de courriels et de journaux - contraignent le visiteur à les contourner, à penser en détour. Présents dans les deux lieux d’exposition, on imagine les utilisateurs de téléphones portables (Phone User 2, 3, 4, 5, argile, béton, 2021), liés en boucle par une quelconque énergie sociale. Face au brin d’herbe au Plateau ou tournant le dos à l’éclair à Bétonsalon, les utilisateurs de téléphone, le bras tendu en avant, faisant corps avec l’appareil, font-ils un « selfie », immortalisent-ils un instant de leur présence à l’environnement, destinés à la contemplation de soi ou à l’échange d’un être là ? Les deux autres, aspirés par leur écran, postures d’arrêt et visages concentrés, se figent dans l’absence à tout ce qui les entoure. Sculptés de boules d’argiles montées de leurs pieds, joints sur un socle de béton, à leurs appendices téléphoniques, ils et elles sont, femmes ou hommes, indifférenciés, témoins et, dans leur familiarité dérangée par les traces de manipulation du matériau, entre féérie et burlesque, interrogateurs d’un temps de confinement et de sédentarité aux fortes transformations d’énergies. D’un lieu d’exposition à l’autre, le téléphone d’argile, dans son étrange familiarité, impose ainsi, à travers l’entremêlement continu de la réalité et de la fiction, la question de la possibilité d’être joint à tout moment et de la disponibilité communicationnelle qu’elle impose jusqu’à l’épuisement de la batterie, comme des opportunités de rupture. Energie de la communication ou fétichisme de la marchandise basculant entre le sublime et l’absurde, l’intérêt et la crédulité ? Accomplissement ou aliénation des temporalités de l’être ? La posture familière travaillée à l’argile se mue en étrangeté. Que peuvent bien avoir à échanger ces personnes qui brutalement s’immobilisent dans le flux de leur marche ? Quelle urgence les statufie ? Quelle passion les unit au virtuel dans une disponibilité sans dimension ? À Bétonsalon, les Phone Users ne semblent considérer ni les pelures disproportionnées de pommes au sol, ni le cinéma volant.

Vu de l’extérieur, le dispositif du Flying Cinéma (tissu, bois, installation vidéo, 2022), évoque quelque animal de la littérature fabuleuse avec sa structure circulaire faite d’un rideau noir et les multiples pattes des visiteurs qui se sont glissés à l’intérieur pour assister à la lecture collective, enregistrée sur une plateforme de visioconférence, du texte Less / Contrat entre les Hommes et l’ordinateur, une tentative, en référence aux textes d’Hannah Arendt et d’Olympe de Gouges, de comprendre et de déclarer l’indépendance humaine dans les relations avec les machines à communiquer et à fabriquer des images. Comme le brin d’herbe au Plateau, les pelures de pomme jouent des rapports de taille et du matériau - souplesse, légèreté et rigidité -, ici le contreplaqué peint. La polysémie du titre de l’œuvre (Rest (Apple peel 1, 2, 3, 4, 5), 2021) en dit toute l’ambivalence. À l’insignifiance et la trivialité de déchets, comme jetés là dans la scène d’exposition ou abandonnés par une main géante, s’opposent la précision et la séduction formelle et sensuelle du geste sculptural. Dans l’indifférence des utilisateurs de téléphone ou, peut-être aussi sur leur écran, leur proposant ainsi de faire une pause ou de déranger leur regard, Judith Hopf déploie alors un détour d’humour, un déplacement de sens, pour penser en alternative aussi bien l’histoire de la pomme dans l’art, du symbole à la vanité et de celle-ci à la modernité, que notre environnement et la propension à le transformer en toujours plus d’énergie.

Toute d’épure, la double exposition joue des déplacements, questionne les paradoxes de l’usage des énergies, qu’ils résultent de la transformation et de la conversion des énergies naturelles, de la demande sociale de communication en croissance jusqu’à l’absurde ou des capacités physiques et psychiques à vivre le temps de soi et des autres : y a-t-il du réseau ?

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++INFO++

Judith Hopf, Energies, Bétonsalon - Centre d’art et de recherche, 9 esplanade Pierre Vidal-Naquet, 75013 Paris https://www.betonsalon.net/ et FRAC Île-de-France Le Plateau, 22 rue des Alouettes, 75019 Paris, https://www.fraciledefrance.com/. Commissariat François Aubart, Xavier Franceschi et Émilie Renard, 22 septembre au 11 décembre 2022.

Voir aussi https://www.betonsalon.net/

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