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Jeffrey Silverthorne, Studio Work ou portraits choisis d’une rétrospective

Entretien réalisé le 10 novembre 2016 par Florence-Valérie Alonzo à la galerie de Pascaline Mulliez à Paris, en présence du photographe et de Béatrix de Koster, traductrice.

Model with Blue Flower and Watermelon
Model with Blue Flower and Watermelon
L’artiste américain né en 1946 expose à la galerie Pascaline Mulliez jusqu’au 7 janvier 2017 Studio Work, portraits choisis d’une rétrospective non linéaire de son travail depuis les années 1970. Portraits de femmes dénudées souvent en présence de l’artiste même, compositions colorées empruntant à la nature morte certains de ses codes, Jeffrey Silverthorne lorsqu’il photographie recherche : « une expérience physique, un terrain sur lequel les idées peuvent se confronter. »

Voir en ligne : www.pascalinemulliez.com

Florence Valérie Alonzo : Dans certaines séries vous vous exposez habillé ou dévêtu aux côtés de vos modèles souvent dénudés. Vous tenez une poire à la main pour déclencher le cliché comme dans Kitchen work series (2006) ou Self-portrait as Artist (2007). Êtes-vous à la recherche du temps perdu ? Votre travail photographique est-il une tentative de temps retrouvé ?

Jeffrey Silverthorne : « Oui, il y a un passé collectif dans une certaine mesure …Peut-être que je cherche quelque chose que j’ai perdu, que j’aurais perdu… Il n’en reste pas moins que le plus important est le sens du regard. Voir comment les choses fonctionnent ou ne fonctionnent pas bien ensemble, comment elles s’intègrent, le contenu, son symbolisme et reliés à cela, la composition de la photographie, la lumière, et finalement le regardeur et la façon dont il appréhende la photographie l’aborde par rapprochements, par associations, par déductions etc. »

F.V.A : Peut-on dire de vos photographies qu’elles sont des natures mortes ? J.S : « Oui, en tant qu’image. Mais il existe différents rapports à l’image. Si vous n’en connaissez pas les références en photographie, si vous n’êtes pas familier avec les références qu’elle suggère, le regardeur perdra quelque chose… Une partie du langage pour la comprendre se perd. La référence est avant tout un raccourci qui permet de parler de l’histoire de l’art, une histoire de l’être, de l’existence humaine, composée de nombreux systèmes de pouvoir et d’autorité ; exemples de références : Joseph Beuys, par exemple, la Mariée mise à nue par ses célibataires même de Duchamp, Rembrandt … la mythologie grecque. »

F.V.A : et Alfred Stieglitz ? J.S : « J’étais particulièrement impressionné par son travail quand j’étais jeune. Mais que j’utilise désormais l’argentique ou le numérique, mon travail actuel n’est pas imitation de la peinture. Pour moi le numérique aujourd’hui offre plus de possibilités de faire ce que je veux faire que ne me le permettrait l’argentique.

F.V.A : votre autoportrait de 2012 ressemble à l’autoportrait de Bonnard : J.S : « Je ne suis pas étonné que vous établissiez ce rapprochement…J’ai vu quelques photographies de Pierre Bonnard, mais je suis plus familier de sa peinture. C’est intentionnellement que je floute une photographie pour la situer en un temps indéfinissable, un temps qui n’appartient à aucune période bien spécifique. Yellow Veil (2007) par exemple, est le fruit d’une transformation. Tant que la photographie n’est pas donnée dans quelque temporalité spécifique, elle acquiert davantage en ouverture et en expressivité. Dans d’autres séries mes intentions relèvent plutôt du narratif, mais il ne m’est pas essentiel que chaque regardeur lise et fabrique la même histoire. Utiliser une lumière tamisée et par conséquent moins de contrastes permet plus de transformations, la liberté laissée est plus grande pour le regardeur. L’identification est primordiale. Il en existe deux sortes : on regarde l’objet et celui-ci entre en résonnance avec nous-même, notre intimité, notre intériorité. C’est ce qui m’intéresse et j’y reviens donc constamment. »

F.V.A : Certains de vos modèles ou vous-même avez le visage grimé de blanc… On dit parfois que l’inventeur de la photographie Niepce photographiait des fantômes et vous ? J.S : « La plupart du temps jJe ne photographie pas les gens dans leur singularité, des individus ayant leur propre histoire. Dans Studio Work Mmes modèles sont des symboles. Qu’ils aient parfois l’aspect de fantômes est dû au fait que ce qui a été enregistré par l’acte de photographier n’existe plus désormais. Le moment photographié appartient au passé. Je recherche un instant qui dure plus longtemps, un moment hors du temps. Je recherche aussi une sorte de friction avec le regardeur dans l’idée de déclencher des tensions qui susciteraient une réflexion : ce qu’ont été les choses et ce qu’elles pourraient devenir. C’est cette tension qui est le plus importante pour moi. La photographie en elle-même n’est pas ce qui compte le plus. L’essentiel est dans la perception de celui qui regarde. Si certains de mes modèles ou moi-même sommes grimés de blanc, j’imagine que cela évoquera la figure du clown voire la figure du fou. Le clown arrive par accident. Il est ritualisé dans ses mouvements, plus accompli et en tant qu’acrobate il défie les lois de la normalité de la « gravité » psychologique. Et de la sorte il est à même d’ouvrir à proposer plus grand nombre de scenarii possibles. »

F.V.A : Quelles sont vos relations avec le modèle ? Dans la série Susanna and the Elders (2005) par exemple… J.S : « Le modèle agit à la fois comme objet et comme miroir pour celui qui regarde. Il a un rôle de traducteur puisqu’il interprète ma mise en scène, et donc interprète ma direction d’acteur. Ce qui n’est pas forcément la même chose. De ce jeu peuvent naître des accidents. Il peut y avoir malentendu entre mes directives et ce que le modèle en comprend. Si ce que l’accident propose est meilleur que ma proposition initiale, il y a alors tout simplement une nouvelle mise en scène.

F.V.A : Dans Model with Blue Flowers and Watermelon (2006) ou dans la série Growing Older (2006), votre modèle est poudré de blanc, comme si elle portait un masque… J.S : « Il y a plusieurs raisons à cela : en premier lieu c’est en raison de la spécificité de la personne, ensuite c’est une façon de mentionner l’intérêt que je porte au théâtre japonais, et enfin il s’agit aussi de capter la lumière. Par ailleurs et c’est important, on réduit ainsi les possibilités d’identification de l’individu, ce qui octroie plus de temps à la lecture de l’image.

F.V.A : Pour conclure… J.S : « En vieillissant on peut devenir moins curieux des choses. Lorsqu’on est jeune on se satisfait plus facilement. En revanche, en vieillissant l’esprit est plus créatif et le plus important est la réalisation de ces créations de l’esprit. C’est ce que je m’efforce de faires dans mes photographies. La curiosité de regarder l’autre devient sensuelle et voluptueuse, et Le regard est sensuel dans le sens où c’est de là que naît la relation à l’autre. »

Version anglaise originale below

The American artist, who was born in 1946, is showing his Studio Work at the galerie Pascaline Mulliez until 7 January 2017 ; this includes selected portraits from a non- linear retrospective of his work since the 1970s : portraits of women, often in the nude and often in the presence of the artist himself, colourful compositions that borrow certain still-life codes – when Jeffrey Silverthorne is photographing he is seeking ‘a physical experience, ground, where ideas can confront each other’.

See online : www.pascalinemulliez.com

F.V.A : In certain series, you can be seen dressed or undressed, next to your models who are often nude, and you are holding the shutter release of your camera, like in Kitchen Work (2006) or Self-portrait as Artist (2007). Are you seeking to recapture things past ? Is your photographic work an attempt to find what has been lost ?

Jeffrey Silverthorne : Yes, in a certain sense there is a collective past… Perhaps I am looking for something that I have lost, feel that I have lost… but what is most important is the meaning of looking, of seeing how things work and don’t work together, how they are integrated ; the most important is the content, its symbolism in relation to the composition of the photograph, then the light, and finally how the viewer approaches it with their associations.

F.V.A : Could one say that your photographs are still-lifes ?

J.S : Yes, with regard to the image. But there are different relationships possible with an image. If you don’t know the references of an image, if you are not familiar with the references it suggests, then the viewer is going to lose something… some of the language for understanding it becomes lost. The reference is first of all a short-cut for talking about the history of art which is a history of being complete with many systems of power ; examples include references to Joseph Beuys, to Duchamp’s la Mariée mise à nue par ses célibataires même, to Rembrandt … to Greek mythology.

F.V.A : and Alfred Stieglitz ?

J.S : I was more impressed by his work when I was young. Whether I use a film or digital camera now, my current work is not an imitation of painting. I find that digital cameras today offer more possibilities for what I generally want to do than film cameras.

F.V.A : The self-portrait you did in 2012 resembles Bonnard’s self-portrait…

J.S : I’m not surprised that you make this comparison… I’ve seen some of Pierre Bonnard’s photographs, but I’m more familiar with his painting. I deliberately made the photograph blurred because I wanted to situate it in an indefinite time, a time that does not belong to a specific period. Yellow Veil (2007), for example, is the result of a transformation. If a photograph is not set in a specific time, it becomes more open and expressive. In other series I’m more concerned with narrative, but it’s not essential that each spectator read and make the same story. By using subdued light, there is less contrast and more transformations are possible, and the spectator has more freedom. Identification is very important. There are two kinds : one looks at an object and there is resonance, it resonates within us, with our intimacy and interiority. That’s what interests me and keeps me returning.

F.V.A : The faces of some of your models and also your own face are sometimes covered with white… It has been said that the inventor of photography, Niepce, photographed ghosts. How about you ?

J.S : Often I don’t photograph individual people who have their own particular story. In this work my models are symbols, and if they sometimes look like ghosts it’s also because what is recorded, in the act of photographing, no longer exists. The moment that’s been photographed belongs to the past. I’m looking for a moment that lasts longer, a moment beyond time. I’m also seeking to create some sort of friction with the spectator in order to produce a tension that will encourage/ignite reflection, on how things were and what they could become, for instance. This tension is important to me. What counts the most is not the photograph itself. What is essential is how it is perceived by the person looking at it. If some of my models or I am covered in white, I think this is more evocative of the figure of the clown or maybe of the fool. The clown is created by an accident ; he is more ritualistic in his movements, more accomplished and, like an acrobat, defies the laws of normality of psychological gravity. And, as such, he can open a greater number of scenarios.

F.V.A : What is your relationship with your models ? In the series Susanna and the Elders (2005), for example…

J.S : The model is both an object and a mirror for the one who is looking. The model also acts like a translator since she/he interprets my staging, my mise en scène, and thus my directing. Which is not always the same thing. Accidents can happen playing this game. There can be a misunderstanding between my directions and how the model understands them. This accident can lead to a new mise en scène if what it proposes is better than my initial proposition.

F.V.A : In Model with Blue Flowers and Watermelon (2006) series Growing Older (2006), your model is powdered in white, as if she were wearing a mask…

J.S. : There are several reasons for this. First of all, it’s because of the specificity of the person, it’s a way of expressing my interest in Japanese theatre and, finally, it has to do with attracting light. It also reduces individual identification, which is important to have a longer time to read the image.

F.V.A : In conclusion…

J.S. : As people get older, they sometimes become less curious about things. When you’re young, it’s easier to be satisfied. But with increasing age you create more things in your mind, and the most important thing is to realise them. That’s what I work to do in my photographs. The curiosity of looking at the other becomes sensual and sensuous, and from that a relationship is created.

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++INFO++
Jeffrey Silverthorne Studio Work exposition du 3 novembre 2016 au 7 janvier 2017 galerie de Pascaline Mulliez, 42 rue de Montmorency 75003 Paris.

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