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Igor Eskinja, ambiguïtés des jeux d’écrans

La galerie Alberta Pane, nouvellement installée rue de Montmorency, présente les travaux l’artiste croate Igor Eškinja. Il s’agit essentiellement de créations photographiques et de quelques interventions in situ sur les murs de la galerie. Cet artiste de 41 ans s’est fait connaitre en réalisant des installations complexes dans lesquelles les jeux de lumières et les projections d’images viennent perturber la perception de l’espace d’exposition ; ce fut le cas en France, en 2012, lors de l’exposition au MAC/VAL, Vitry-sur-Seine. Les impressions numériques sur papier d’archive présentées à la galerie jusqu’au 22 décembre sont moins ambitieuses mais tout aussi intéressantes à découvrir.

Voir en ligne : www.galeriealbertapane.com/

Passant d’une création à l’autre la perception du spectateur est mise en éveil. Devant ces images de pochettes rouges à rabats (Etude of Multiplicity, 2016) ou ces feuilles de papier superposées avec un centre gris clair entouré de blanc (Contracts, 2016) tout semble visible. De prime abord les superpositions des feuillets semblent obéir à la logique de la réalité que confirme la présence des ombres portées qui séparent les plans. La découverte de ces œuvres demande cependant un engagement actif dans l’exploration visuelle. Le cerveau qui toujours accompagne le regard est questionné par la découverte de certains détails.

Si d’autres travaux prenaient en compte l’architecture ici l’artiste semble se résoudre à travailler en deux dimensions et pourtant la troisième dimension s’y glisse. La perturbation due à une figuration en trois dimensions, celle de la photographie d’un stylo, sortant obliquement de son support, vu en plongée, ne dure qu’un instant (Contracts, 2016). Les interprétations spatiales des croisements d’encadrements blancs sont plus difficiles à saisir dans un contexte logique de plans superposés. Le défi à la logique interprétative est connu depuis les expériences cubistes de Braque et Picasso, pourtant ici les subtilités du montage photographique renouvellent l’expérience. Les sensations sont là mais le sens reste en suspens.

On comprend vite que pour cette photographie, qui associe des images plus ou moins retravaillées, rien n’est donné d’avance : c’est une œuvre photographique qui s’invente dans son faire. La poïétique permet d’accéder au poétique lorsqu’elle installe un dépassement de la logique visuelle.Igor Eskinja associe dans ces créations deux tendances de la photographie : le cadrage d’une portion d’espace du monde qui nous entoure et la création d’un espace plasticien qui invente la représentation d’un autre monde. Si l’œil et l’esprit se trompent c’est bien que ce désordre, aussi minime soit-il, vient attester que ces images ne sont pas documentaires mais artistiques. Certes le statut d’image est assumé, l’objet tridimensionnel n’est pas là mais l’illusion nous fait imaginer quelque chose qui existe quelque part alors que les glissements des bordures des superpositions de plan représentent des « choses neuves » qui n’existent que dans l’œuvre et nulle part ailleurs.

Comme dans ses installations, les images d’Igor Eskinja sont des mises en présence pour des échanges avec le spectateur. L’objet dans sa représentation érectile vient rivaliser avec les rectitudes qui l’entourent. Plus qu’un photographe c’est un artiste plasticien qui analyse, déconstruit, trie et reconstruit les données du réel. La force vient de la rencontre entre le jeu savant de cadrage et d’éclairage inventé par l’artiste et un habile ordonnancement plastique. La couleur ne manque pas : les ajouts discrets sont spatialement localisables. La photographie sert la mise à distance de la réalité : les éléments reconnaissables font le lien avec le monde réel, le traitement abstrait des figures nous en sépare, les ambiguïtés spatiales permettent d’entrer dans le rêve.

Il est important de remarquer que l’artiste fait ici, comme ailleurs dans ses installations, de l’écran un lieu fondamental permettant des rencontres d’images de sources diverses. L’écran devient le milieu où s’organisent les échanges. L’écran est successivement surface portante et surface imageante. La « figure écranique » permet de relier les « deux régimes sémiotiques de l’image : indiciel et iconique. » (Yves Schemoul) Dans ce redoublement des écrans le regardeur ne sait pas toujours auquel il peut se fier. Doit-il suivre ce qui figure un monde objectif, un monde fait de lumières et d’ombres ou bien faire confiance aux espaces plastiques non objectifs.

Igor Eskinja installe son art dans « un principe de révélation » (Philippe Piguet). L’artiste espère aller au-delà de la restitution de la richesse du monde à laquelle se sont attachés nombre de photographes. Ses œuvres partent de la réalité d’une portion du visible pour doucement nous conduire vers des espaces où tout se voit certes mais où une partie, la plus sensible, ne peut se dire. Les subtilités de cette création échappent à une première vue. L’aperçu ne suffit pas, il faut que le regard s’arrête pour que se révèlent les glissements équivoques d’espaces, ces croisements de lignes claires qui changent de plan pour appartenir successivement à plusieurs espaces. Les formulations verbales ne sont plus à même de qualifier ce qui se passe dans l’œuvre plastique. L’art justement commence lorsque le regardeur prend conscience du déplacement des évidences vers les incertitudes de perception. Cette réalité seconde révèle un monde sensible et poétique. L’expérience de ce voyage immobile dans les profondeurs de l’œuvre laisse le désir ouvert.

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