Accueil du site > Écarts > Chroniques > Hempel/Scurti et la question du dispositif contemporain

Hempel/Scurti et la question du dispositif contemporain

Hempel-Scurti

Lothar Hempel, Endlose Reise (Endless Journey), 2006
Vue générale de l’exposition, Magasin, Grenoble
L’exposition du Magasin, qui se déroule du 11 février au 6 mai 2007, renvoie à la question du dispositif. Ce texte se présente comme le deuxième volet d’une réflexion à ce sujet, dont la première partie se trouve dans la rubrique tactiques (« Le traumatisme Duchamp, la question du dispositif », Daphné Le Sergent)

Le dispositif contemporain est une installation d’éléments extraits du réel, objets aussi bien qu’images, invitant le regard du spectateur à une libre circulation entre ces éléments. Le terme de dispositif a supplanté celui d’installation quand, dans les années 80, on reconnaît dans la sculpture contemporaine le souci de prendre en compte le support socio-politique de l’oeuvre, soit la structure institutionnelle qui l’accueille. Mais, si le dispositif artistique propose une scénographie du visible sur la scène muséale, il n’est est pas moins le fruit d’un désir créateur, répondant ainsi à la notion de dispositif pulsionnel qu’en donnait Jean-François Lyotard en 1994.

L’équipe du Magasin de Grenoble nous présente deux points de vue différents sur la question : d’un côté l’exposition de Franck Scurti fait du dispositif artistique une attitude critique vis-à-vis de la politique culturelle de l’état, celle de la commande publique, de l’autre côté, Lothar Hempel laisse la libido affluer à la surface du signe, se rapprochant de l’idée de dispositif pulsionnel.

1) « What is public sculpture ? » tel est le titre de l’exposition de Franck Scurti dont la réponse scande l’espace de « la Rue » du Magasin. On y découvre de grands volumes, aussi imposants que les sculptures publiques occupant les places et les ronds-points de la ville, tantôt proches de la sculpture figurative de la fin du 19ème siècle, tantôt parodiant des auteurs plus contemporains, rubans de Max Bill, lignes enroulés de Bernar Venet, arches de Calder ou de Marc di Suvero... Tous ont fait l’objet d’un habillage street wear, graffs et taggs de couleur inscrits à hauteur humaine, comme s’ils avaient vraiment été arraché à l’espace public. Ces sculptures ricochent ainsi sur la perception que l’on habituellement de l’art dans la rue. Elles pointent dans une même forme, nous dit l’artiste, la question de l’art public et de sa « vandalisation » systématique - l’appropriation qu’en font certains jeunes -, bref elles se jouent en même temps de la pomme et du ver.

Si Franck Scurti aime à mettre en exergue les paradigmes visuels de l’absurde et à s’inspirer de Dada, dans cette présente exposition il rehausse plus qu’un simple non-sens et, quelques semaines avant les élections, rappelle les disfonctionnements de la politique culturelle en terme de commande publique. Et Scurti de rappeler la question des élus revenant le plus souvent : « est-ce que ça résiste aux produits anti-tags «  » Mais peut-on dénoncer les mauvaises marches de l’institution lorsqu’on se trouve au sein-même de l’oeuf » Peut-on dynamiter ainsi l’institution de l’intérieur ?

Rue au Grand Palais, qui s’est tenue en octobre 2006, proposant tout un éventail de la culture urbaine et hip-hop, venant se placer pour l’Etat comme une sympathique vitrine de communication alors que les émeutes des banlieues de 2005 étaient encore vives dans les mémoires. N’assiste-t-on pas là à une auto-légitimation de l’état, celle de prendre en considération la culture dite urbaine, celle des banlieues, alors que les inégalités sociales se font criantes « De même, Franck Scurti n’offre-t-il pas à l’institution la propre critique de son système comme la pièce manquante d’un puzzle, ou le point d’interrogation à la fin d’une phrase » Qu’on en décide. Certes, aujourd’hui les décisions d’achat de commande publique se font d’après des commissions, et le Magasin n’a, à priori, rien à voir avec la promotion d’un art voué aux tags. Mais commande publique et centres d’art font tous deux l’objet de la même politique culturelle, celle de défense de la création auprès du public, et renvoient à l’appareil muséal et à sa temporalité que décrit Jean-Louis Déotte.

« [&] le coeur du pouvoir est bien au centre en un lieu idéalement vide selon les analyses de Lefort, mais depuis la désincorporation du corps politique qui s’ensuivit, la recherche de l’arché, de l’archive [&] entraîne une dissociation du projet et de sa temporalité : d’un côté l’idéologie révolutionnaire, de l’autre l’archéologie refondatrice. Le Musée du Louvre sera pensé comme ce qui, d’un côté, émancipe les oeuvres du passé, réduites jusqu’alors à l’obscurité des collections princières ou monastiques, les livrant enfin à la pleine visibilité de la communication sans limites et de l’autre comme ce qui atteste la permanence idéale de l’unité politique des Français. » Jean-Louis Déotte, Qu’est-ce qu’un appareil ?Benjamin, Lyotard, Rancière, p. 24)

Le dispositif artistique à la Scurti pourrait apparaître comme l’événement permettant l’inscription de l’oeuvre dans un dispositif plus vaste, le dispositif muséal. Et ce que tout cela semble surtout montrer, c’est un autre paradoxe de la culture contemporaine : un objet démesurément imposant, de fausses sculptures publiques, pour marquer la fugacité de l’air du temps.

2) « Alphabet City » de Lothar Hempel occupe l’autre partie de l’exposition du Magasin. Elle souligne un aspect différent du dispositif artistique, la question du désir. Jean-François Lyotard définit le dispositif comme le branchement de la libido dans des régions du réel, métamorphosant, canalisant et régulant l’énergie, le désir compris comme force, dans un agencement de formes. Il utilise la théorie freudienne liant Eros à Thanatos. L’appareil psychique n’est pas une machine qui permet la régulation du désir vers le seul principe de plaisir, vers l’accomplissement d’Eros unificateur mais il subit également les forces d’un principe de dispersion (sexualité, processus primaire, pulsion de mort). C’est cette force de dispersion qui va devenir le moteur des dispositifs. Le sujet n’est alors plus compris dans un espace unitaire qui lui serait propre (principe unificateur, Eros) mais donné dans la course d’un désir. Les dispositifs rendent comptent de ce mouvement permanent, marquent ainsi l’avènement d’une bande libidinale où intérieur et extérieur du moi sont confondus dans une danse, où il n’y a plus de distinction entre sujet et objet mais l’agitation folle de la libido.

C’est bien de cela dont il semble s’agir lorsque l’artiste déclare : « Ici, le moi est fluide et dynamique, c’est une métaphore sociale. Il est sans commencement ni fin. Je me plais à construire des situations qui ont des qualités oniriques ; où intérieurs et extérieurs ne sont pas en contradiction [...] »

Il semble donc important de ne pas considérer son oeuvre dans le seul sens d’un dispositif artistique inscrit dans le dispositif muséal ou bien compris par rapport aux conditions sociales et économiques qui l’ont vu émerger. Certes, ces oeuvres sont des constructions de fragments empruntés au réel, juxtaposition de ces éléments au profit d’une résonance toute créatrice mais qui n’est que le lointain écho de la société du spectacle. Florence Derieux, commissaire de l’exposition, écrit à son propos :

« En faisant coexister différentes strates de réalité, Lothar Hempel attribue aux objets un sens fictif, opération qui pour les Surréalistes ne relève pas du jeu mais de la philosophie, et repose « sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’association négligées jusqu’ici, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressée de la pensée ». Les oeuvres d’Hempel, de par leur nature surréelle, semblent opérer directement sur notre perception du monde, comme dans un ultime acte de résistance à la société du spectacle. [1] »

Dans Endlose Reise (Journée sans fin), 2006, une barque est abandonnée sur le sol sec du musée. S’y déploie une voile, non plus réceptacle souple ployant sous le vent mais rigidité plate d’un écran de bois. Sur cette voile noire, des silhouettes s’articulent les unes avec les autres : femme vêtue de fourrure, gros plan cinématographique sur un visage d’homme, jambe sensuelle d’une star. Ce sont bien là les vignettes réagencées d’une société médiatique, cristal recomposé de la société du spectacle.

Pourtant, observez bien ces images : les corps n’y sont pas comprimés mais semble offrir chacun les détours à la figure voisine, tous soudés dans l’irradiation d’une lumière, ampoule rouge fixée à la voile. Ils sont les occupants de cette embarcation immobile, portés par la vague fixe de la lumière des projecteurs. L’éclat aveuglant de cette lumière en a figé les corps, les a soudés les uns aux autres comme si ils étaient l’instantané kaléidoscopique d’une société du spectacle. Cette lumière qui les inonde, qui les plonge tous dans la même fascination, constitue pour l’artiste autant que pour le spectateur, un appel, une aspiration vers l’infini. Explosante-fixe, dirait Godard de l’expérience humaine de l’image cinéma : pour lui, le cinéma est une projection, projection lumineuse qui nous gorge de lumière autant que projection de nos histoires et de nos utopies. Et tous ces espaces de rêve font écho avec ce sentiment d’absolu qui semble inviter l’être à se réinventer à chaque désir, à faire couler sa schize - séparation entre soi et le monde - dans un périmètre toujours plus grand autour de lui. La lumière blanche des projecteurs rend coextensif les corps, les soude les uns aux autres dans le dessein d’un espace collectif, utopique, celui du cinéma et du rêve. Elle participe d’une force de dispersion, Thanatos ou désir lyotardien : les corps ne sont plus données pour eux-mêmes, dans un principe d’unité, mais soufflés au-delà de leurs propres limites, dans cet espace d’absolu qui signe le danger d’un prochain naufrage dans un monde d’ambivalence.

haut de page
++INFO++
  • Exposition de Franck Scurti, What is Public Sculpture ?
Du 11 février au 6 mai 2007 MAGASIN, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble www.magasin-cnac.org
  • Exposition de Lothar Hempel, Alphabet City
Du 11 février au 6 mai 2007 MAGASIN, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble www.magasin-cnac.org
++Notes++

[1] Florence Dérieux, « L’Heure bleue de Lothar Hempel », in Lothar Hempel, Alphabet City, catalogue d’exposition, Grenoble, Le magasin, Centre National d’Art Contemporain, JRP/Ringier Kunstverlag, p. 10.

++Répondre à cet article++

Vous pouvez répondre à cet article. Laissez vos commentaires, remarques, compléments d'informations.

Partenariat

Cliquez visitez

JPG - 14.5 ko
Valérie Belin
JPG - 16.3 ko
Barbara Navi GALERIE VALERIE DELAUNAY
JPG - 10.8 ko
D’après maquettes Manuella Editions
JPG - 7.4 ko
Myriam Mechita

www.lacritique.org - Revue de critique d'art
Plan du site | Espace privé | SPIP