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FANTÔME, SECOND VOLET

Galerie Jeune Création, 74 avenue Denfert Rochereau, 75014

Fantôme 1
Fantôme 1
Pour le second volet de Fantôme, Sarah Marcadante et Benoît Blanchard ont conçu une scéno-graphie où différentes strates de spectralité s’entrecroisent et se répondent, explorant ainsi une temporalité non-linéaire de la production des images et des objets : comme si, avant toute cons-truction, avant même toute forme (forme-marchande endeuillée par la valeur d’usage qui l’affectera, ouverture de la matière anticipant la mémoire et la trace des gestes qui la façonneront, encryptage numérique disséminant tout code dans la topologie de sa manifestation à venir), il y avait toujours-déjà de la hantise, indissolublement liée au mystère même de l’apparaître des choses ; le mot « fantôme » renvoie d’ailleurs, comme celui de spectre, au « phanestai », à la montée du monde vers le jour ; mais dans le cas de cette phénoménalité-là, sa condition de possi-bilité en tant que visibilité est d’être invisible.

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En ce sens, la logique du fantôme excède les systèmes binaires, qui opposeraient effectivité (pré-sente, actuelle) et idéalité (non-présence régulatrice et absolue). Cette indécidabilité devient de plus en plus manifeste dans la technologie, où ce qu’il y a en elle de fantomatique, de prothétique demeure irréductible à l’opposition métaphysique de l’acte et de la puissance. L’espace-temps, lui-même virtualisé, interdit tout dualisme qui opposerait la présence à la représentation, le temps réel au temps différé, le vivant au non-vivant du fantômal. Car dans l’événementialité technologique s’inscrit d’emblée une « trans-ferrance »(1), où les signaux, les algorithmes, sont portés hors d’eux-mêmes dans le mouvement d’itération où ils s’incarnent et se perdent, s’éloignant irrémédiable-ment de toute temporalité et localité déterminables.

C’est ce mouvement que traduit la vidéo de Mathieu Gruet, Deus Ex Machina, qui relate le proces-sus d’impression 3D d’un modèle de sculpture, prélevé dans la Lincoln 3D Scans Collection. Il ne s’agit pas ici de passer de l’Idée au simulacre, à la façon dont Platon considérait les « bonnes » copies, celles qui, même si ontologiquement inférieures, conservaient malgré tout un lien à l’essence : dans le cas présent, le fichier, qui tient lieu d’essence, est corrompu par un virus, pro-duisant une forme finale si dégradée qu’elle n’est plus qu’un vestige ruiné par l’entropie digitale. Si c’est un Dieu qui est ici à l’oeuvre, il ressemble plutôt au mauvais démiurge des Gnostiques : au produit d’un rapport hiérarchiquement normé, s’est substituée l’incarnation d’une immanence spec-trale, suppléant la perfection idéelle et désaxant l’espace-temps de la représentation ; suspendue entre l’aube des formes et leur crépuscule, une peinture d’Aurore Pallet semble, elle aussi, en attente d’un surgissement, dans la mémoire archétypale des traces, tandis que, comme un totem post-moderne, une sculpture de Laurence De Leersnyder se dresse énigmatiquement, marquant peut-être l’endroit où s’ouvrent les portes menant aux limbes des formes.

Le second mouvement de l’exposition, constitué d’un ensemble de sculptures, d’installations et de peintures nous ramène vers le travail de la matière, le forage (de l’)invisible et son empreinte ar-chivée. L’archive est, par définition, spectrale : elle fonde sa propre réitération, annoncée dans une arkhè qui n’a pas, en elle-même, d’origine. La mémoire numérique, conservée dans la crypte quantique des ordinateurs, est évoquée ici par le clavier de Benoît Maire, sur lequel une tête de statue antique, posée sur lui mais fendue en deux, suggère la sauvegarde et la perte que la trans-ferrance d’informations arrache à la clôture temporelle : jeu de la mémoire et de la contingence que l’on retrouve également dans la boîte de dominos, symbolisant peut-être la nécessité interne de l’émergence phénoménale, le basculement fondateur du hasard qui préside à l’échappée hors de la prison des essences ; étalée sur un tapis évoquant un smiley démoniaque, l’installation The Escape de Benoît Maire suggère, comme un wink freudien à l’âge des smartphones, que « quelque chose » joue peut-être finalement aux dés, mais Dieu ? Diable ? Dionysos ? nul ne le sa-ra jamais ; au-dessus de cette cosmogonie, sérieuse et ludique à la fois, une toile de Baptiste Caccia, révèle, par le geste pictural qui la marque en creux, la croix d’un châssis, ce creuset al-chimique qui forme l’armature du support sur lequel apparaît l’image.

Comme des ectoplasmes traversant les trous de vers de petits mondes en formation, les sculptures monadiques de Laurence De Leersnyder révèlent, quant à elles, une spectralité tactile, s’étendant vers les profon-deurs de la fabrique de la matière, vers le sédiment, vers l’usinage phénoménologique, celui aussi des trophées « impurs », baveux, de Josue Z. Rauscher sortant de l’informe du moule ou retournant à l’état la(r)vaire. Car la spectralité est inséparable de l’idée de corps : elle se greffe, transforme la matière, creuse la chair, l’absorbe dans son mouvement et la recrache. Il ne reste alors plus qu’un corps sanglant, à l’image de la peinture de Julien des Monstiers qui ouvre le dernier mouvement de l’exposition, comme le résultat final d’un combat herculéen, une « fantômachie » des surfaces, pour reprendre le terme de Jacques Derrida, où ne subsiste que la glaise d’une matière à venir. C’est avant tout par sa dimension vénéneuse, virale, celle d’une chair sans qualité ni contour propres, et mettant, par là-même, en échec tout genre esthétique définissable, toute identité fixe, que le travail de Laura Gozlan se rattache à la spectralité : il en déplace néanmoins l’axe signifiant en s’attachant avant tout au lien mystérieux, mutable qui relie notre corps psychique à celui de l’image.

Les projections, fragmentées dans l’espace et les surfaces réfléchissantes, immergent ainsi le spectateur dans un rituel onirique, hypnotique, prolongeant un mouvement amorcé depuis les débuts du cinéma, et, plus manifestement encore, dans ses marges (la série B, le giallo ), où s’est déployée, en dehors du modèle classique, la sensorialité alternative d’un autre « corps du cinéma »(2). En plein essor de la vidéo, David Cronenberg, dans la scène finale de Vidéodrome, imaginait d’ailleurs la naissance d’une « nouvelle chair », figure à venir d’un « techno-organisme » absorbé dans la spectralité des signes : comme si l’inconscient technologique, en se décompo-sant, avait fait remonter vers la surface la face négative d’obscurs fantasmes adamiques. Expulsé d’un écran devenu à la fois matrice et tombe, ce corps morcellé, frankensteinien, incarnait un prin-cipe de décréation : celui du verbe vidéo devenu anti-chair, travaillant la forme de l’intérieur non pour la faire retourner vers une origine, mais pour la disperser dans les simulacres d’une nigre-do infinie.

Contemporain de The extended Phenotype (3) de Richard Dawkins, Videodrome sondait l’ADN des images, leur « milieu », l’éco-système des forces interagissant les unes avec les autres : comme si le « génome » des images s’était nourri du nôtre pour finalement nous absorber et nous phagocy-ter dans les fantômes que nous avons crées. Mettant en scène la mythologie négative d’un Eden inversé, dans la froideur d’une érotique monstrueuse, la fiction de David Cronenberg inaugurait, en ce sens, une ère de la dé-composition de la psyché dans l’objet, où se disséminait aussi toute idée d’homme, de « nature », de fixité ontologique, jusqu’à ce que l’indice ne soit plus que la trace en devenir des incarnations qui le traverse. Comme un parasite de la matière subconsciente.

Dans l’étoilement des chairs à venir, c’est cet embranchement qu’habite Laura Gozlan : éclatant la conscience dans les mythologies noires et les brisures d’un corps-écran, ses travaux épousent l’implosion du stade final de l’entropie technologique, et en amplifient « l’étrange étrangeté » (pour reprendre un concept de Timothy Morton). C’est alors tout le sous-bassement noir des utopies scientifiques et politiques qui refait surface : mélangeant les images d’un film de science-fiction de Zulawski, à des extraits d’archives scientifiques, Through the Silver Globe fait émerger un nouvel objet, dystopique, uchronique, hésitant entre une version toxique de Solaris, une fiction chama-nique et un documentaire psychédélique sur la préhistoire future de l’humanité. Il n’est plus ici question de rationalité, ni de conscience de soi : l’« homme nouveau » et la « science nouvelle » sont remplacés par l’irraison, la sur- ou l’infra-conscience, tous ces décentrements impalpables où la quantification « more geometrico » et la maîtrise du monde ne peuvent plus opérer face au caractère « alien » de la réalité elle-même. Dans sa sorcellerie angulaire, Through The Silver Globe convoque, comme la traversée d’un flux mémoriel insituable, les fantasmagories du proto-cinema (celui de la lanterne magique de Kircher et de ses expériences sur l’hypnose (4)), les mondes en-tropiques des récits ballardiens, et la face inversée de l’hyper-présent techno-scientifique. Ce sont alors sans doute nos propres fantômes que ces images font ressurgir, se greffant aux rêves des mondes possibles, hantologie (5) et sur-vivance première qui précéderaient toute ontologie, et dont Laura Gozlan convoque ici la respiration et la force génésique.

(1) Nous nommons « trans-ferrance » le mouvement qui à la fois transfert, porte l’information et la déporte en la disséminant dans l’errance spatiale, temporelle et signifiante (2) Raymond Bellour, Le Corps du cinéma, POL, Paris, 2009 (3) Richard Dawkins, The Extended Phenotype, Oxford University Press, 1982 (4) Raymond Bellour, op.cit., pp. 13-18 (5) Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris

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FANTÔME, SECOND VOLET, du 4 mars au 2 avril, galerie Jeune Création, 74 avenue Denfert Rochereau, 75014

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