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Être singulier pluriel par Claire Margat

Histoire(s) de René L. Hétérotopies contrariées

Dessin de René L. Deuxième moitié du XXe siècle © Collection particulière, D. R.
Dessin de René L. Deuxième moitié du XXe siècle © Collection particulière, D. R.
Comment rendre compte à la fois de la grande Histoire et de l’histoire individuelle d’un quasi anonyme, d’un inconnu dont le nom est volontairement tu ? En quoi est-il représentatif ? Et de quoi ? L’historien Philippe Artières a emprunté à Michel Foucault le terme d’hétérotopie pour retracer, autour d’un noyau se réduisant à ce qui reste de l’existence d’un patient qui a été transféré d’un asile en Algérie à un hospice en France dans le Cotentin, tout un pan de l’histoire du XXe siècle. Ce que cet homme, qui était né en Algérie en 1920, a vu et a vécu, nous n’y avons accès qu’au travers des quelques dessins retrouvés récemment dans son lieu de vie. Cette exposition a été conçue et réalisée par Philippe Artières avec Béatrice Didier.

Confrontés à des documents divers – photographies, presse, textes – et aux dessins de René L. retrouvés par eux, nous sommes immergés dans les traces d’une époque conflictuelle : la guerre d’Algérie, puis le départ des colons, et invités à interpréter ces éléments disposés sur des tables en cercles concentriques comme autant de points de vue, de perspectives différentes, voire divergentes, sur ce qui a eu lieu à un même moment. De Frantz Fanon, qui officiait en tant que psychiatre à l’hôpital de Blida du côté des indigènes, à des architectes connus, comme Le Corbusier puis Pouillon, l’Algérie française fut le terrain de réalisations que Philippe Artières a regroupées, à la suite de Foucault, sous le concept d’hétérotopie.

Hétérotopies ou espaces autres

En opposant à l’idée d’utopie comme idéal irréalisable - utopie veut dire ce qui n’existe nulle part en grec - le concept d’espaces autres, d’hétéro - topies, Foucault proposait de réunir sous un concept des lieux extrêmement divers, car ils vont de la maison close au navire jusqu’à la colonie qui transplantait un mode de vie européen en Afrique ou ailleurs. Ce transfert visible dans l’architecture des villes et villages construits en Algérie par et pour des Français semble se refléter dans les dessins de René L., un patient dont la signature est pourtant bien lisible sur ses dessins mais que désigne seulement son initiale. Extrêmement soignés et répétitifs, ces dessins relèvent du stéréotype : ils répètent toujours la forme idéale de la maison, parfois d’autres, mais ses dessins tirés au cordeau montrent très peu d’êtres humains ou d’animaux. Oiseaux ou poissons sont eux aussi réduits à des stéréotypes, à des formes géométriques (demi-cercles, losanges). Maisons ou bateaux semblent n’être rien d’autre que des coquilles vides.

Cette évacuation de tout affect et même de tout pathos contraste avec l’époque, car après avoir échappé à la conscription de la Seconde Guerre mondiale, cet homme est resté à l’écart du conflit tout au long de la décolonisation, ce qui lui a permis de rentrer en France dans un hospice où il a pu finir ses jours en paix à l’hôpital de Picauville dans le Cotentin. Rien de plus éloigné de la guerre que ces images bien sages. L’institution psychiatrique, et l’État français qui en avait la tutelle, jouèrent un rôle protecteur en rapatriant ces « fous » oubliés en marge de l’histoire. Peu importe, semble-t-il, dans le propos de l’exposition, de savoir ce qui dans ce cas individuel renvoie à un savoir médical dont la volonté aurait été de le réduire à une catégorie nosographique : dans son cas, la schizophrénie. Ce qui importe à l’historien n’est ni un fait, ni un cas qui doit s’intégrer dans une théorie, mais un événement à la fois collectif et singulier. Le départ des colons d’Algérie, leur rapatriement en masse a été pour chacun l’occasion d’un déplacement. Et reprendre à Foucault le concept d’hétérotopie est pertinent car c’est une manière de penser l’espace : Michel Foucault, un philosophe qui fut d’abord plus historien que géographe, pensait des configurations qui se succèdent de manière discontinue ainsi que des formes culturelles synchroniques ayant la capacité de structurer des espaces. La bascule entre les formes culturelles, les institutions et l’existence individuelle reste cependant difficile à tenir. Comment pouvoir faire communauté ? Cet être isolé, seul, sans famille, fut cependant pris en charge au sein d’une communauté dont la forme est plus politique qu’historique, ce dont Jean-Luc Nancy a traité dans Être singulier pluriel.

Reconstruction du monde chez le psychotique

Les historiens nous reconstruisent le monde d’avant à partir de traces et de documents divers. L’exposition tente d’articuler la vie individuelle d’un « anonyme » à l’existence collective d’une société sur le long terme. Celle des Français d’Algérie fut fort mouvementée. De nombreux alsaciens, désireux de rester français après la défaire de 1870, partirent s’installer en Algérie. Leurs descendants devront regagner la France en tant que rapatriés au début des années 60. Et on apprend grâce à cette exposition que l’État français s’est substitué aux familles pour organiser le rapatriement des citoyens malades psychiatriques un an après la fin de la guerre. L’Histoire, dans la trame complexe de ses évènements, enferme des poches de résistances, des « espaces autres » où le temps s’arrête pour un temps : ainsi, la vie des patients dans l’hôpital psychiatrique de Joinville-Blida a été peu impactée par la guerre.

Quant aux histoires au pluriel, ce ne sont pas celles que l’on vit, car la plupart du temps on nous les impose, surtout dans le cas d’une personne internée sous contrainte pour « la protéger et protéger les autres ». Ce sont surtout les histoires que l’on se raconte et celles que l’on rêve. Elles renvoient à un imaginaire singulier qui s’inscrivait pourtant dans un moment historique particulier. René L. se rêvait-t-il architecte ? Après avoir vu à la télévision les exploits sportifs des J. O. de 1968, imaginait-il des Jeux Olympiques d’un nouveau genre ? C’était sans doute pour lui une façon de se déterritorialiser, aurait-dit Deleuze, d’aller ailleurs pour trouver sa place en faisant place nette, en suivant le processus de dérive qui a frappé Jean Oury : « la capacité de reconstruction du monde chez le psychotique ».

Mais ce monde qu’il reconstruit n’est pas un monde commun, il relève d’une « mythologie individuelle » pour reprendre l’expression de Harald Szeemann que l’on applique souvent à l’art brut. Cependant, ces dessins stéréotypés retrouvés récemment n’ont rien à voir avec les œuvres brutes collectées par Dubuffet : « ils n’ont rien de spectaculaire, et c’est cette extrême ordinarité qui nous touche peut-être aujourd’hui » note le texte du catalogue. Ordinaire extrême et surtout d’une extrême pauvreté en imaginaire, « il dessine un monde fait d’institutions et de logements … ce ne sont pas des visions fantasques mais des relevés précis, détaillés, des territoires que nous parcourons. »

Les architectes et les ingénieurs français qui avaient construit dans les villes et villages d’Algérie des logements, des écoles, des hôpitaux, des gendarmeries y avaient organisé un monde réel pour des populations existantes. Leur préoccupation n’était pas tant de marquer l’histoire ou d’occuper l’espace que de construire un monde à venir habitable pour les populations. Les histoires que se racontait René L., avec le peu que l’on en sait, ne témoignent pas vraiment de l’Histoire passée qui se surajoute à elles, que ce soit celle de la psychiatrie ou celle de la décolonisation, elles nous touchent comme nous touche ce qui est sauvé de l’oubli, et elles ont profondément ému les commissaires d’une exposition plus mémorielle qu’historienne.

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