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C’est la lutte final cut

Etats généraux du Film Documentaire, Lussas, 21-27 aoüt 2011

Etats Généraux Lussas
Etats Généraux Lussas
Quatre films actuels, quatre luttes, quatre enthousiasmes collectifs, quatre manières d’en rendre compte. Tel est le bilan que l’on peut tirer des toujours passionnants Etats Généraux du Film Documentaire, qui se réunissent chaque été depuis 1979 en Ardèche.

Voir en ligne : www.lussasdoc.com/

Le film sur la révolution égyptienne reste sur la place Tahrir du Caire : unité de lieu ; pendant quinze jours (chronique au jour le jour entre le 30 janvier et le 12 février) : unité de temps ; au plus près des manifestations de ceux qui l’occupent : unité d’action. Peu de plans d’ensemble en plongée tels que les télévisions les ont retransmis mais des visages possédés d’énergie, des slogans lancés et inventés par certains et repris par tous, des colères, des cris, des chants, des scansions, des rythmes.

On dirait que la bande son a présidé au montage, à l’alternance des gros plans et des plans de groupes. Le tout évoque des peintures romantiques mettant en scène de la Libertés guidant le peuple (Delacroix 1830), scènes de groupes en exaltation.

On note au passage des divergences : tous se réclament de l’Islam, mais la plupart réclament un Etat laïc, certains proclament l’unité des Chrétiens et des Musulmans dans le combat, des Frères Musulmans ont un peu de mal à se faire entendre. Mais le parti de Stefano Savona est l’homogénéité. Il abrase les différences et nous entraîne pendant 90 minutes dans la transe de la révolte commune. Vers quoi ? Avec quelle alternative politique ? Nulle indication ou presque. L’urgence est que Moubarak « dégage ». On verra après.

On ne sait pas comment les manifestants organisent leur existence : on ne les voit pas dans leurs tentes, ni manger, ni dormir (un plan les montre à même le sol), ni se laver, ni pisser, ni évacuer leurs ordures et les déchets. Le spectateur ne peut que mesurer physiquement, que palper quasiment l’exacerbation de la colère comme une expulsion de ce qui a été trop longtemps retenu. Tous se résume pratiquement à cela. La prise de distance ne serait-elle que de notre fait de spectateur ? Certes, de temps à autre, on s’attarde sur deux femmes qui, crayon en mains, tentent de rédiger un projet de constitution, ou discuter de ce qui est prioritaire : préparer l’après-Moubarak ou le dégager d’abord, ... Un magnifique plan montre une femme qui concasse des pavés et rassemble les fragments dans un linge qu’on la voit porter aux autres manifestants. On pense aux premiers jours de la Révolution française.

Au milieu du générique final, après la joie immense du départ de Moubarak, la plupart évacuent la place cependant qu’une femme leur dit que rien n’est fini, qu’il faut rester vigilants et ne pas faire entièrement confiance à l’armée. Film d’ivresse ardente traversé par quelques prises de recul qui sont balayés par la transe commune, sans leader apparent, dans un auto-engendrement de la lutte. La caméra y est un corps d’enthousiasme vers la libération à coups de boutoir répétitifs. On ne sait pas quelle liberté va l’ensuivre.

On pourrait dire que le travail cinématographique de Christian Rouaud, auteur de Tous au Larzac est à l’opposé. Il prend pour modèle le genre western : la destinée de quelques personnes dans un paysage grandiose, alors qu’un de ses films précédents sur les Lip, l’imagination au pouvoir, adoptait le genre thriller. Western déjà car le paysage est la cause, le but, le soutien, la vie dans son étendue. C’est un acteur quand il de vient territoire remis en question par le Pouvoir d’Etat. Alors que Tahrir montrait un collectif centré sur un objectif dans un élan inébranlable, le Larzac, lui aussi centré sur un objectif, est l’épopée d’un affrontement où il a fallu inventer au coup par coup toutes les ripostes.

Nous avons questionné un certain nombre de spectateurs –jeunes- sur ce qu’ils savaient de cette lutte : beaucoup l’ignoraient. Il nous faut donc en résumer les circonstances. En octobre 1971, Michel Debré est ministre de la défense de Valéry Giscard d’Estaing.il décide sans aucune concertation, d‘agrandir le camp militaire du Larzac de 300 à 14000 hectares. Il déclare : « Nous choisissons le Larzac, c’est un pays déshérité. » Le parti de l’auteur a été de nous faire revivre les dix années de mobilisation commune à travers les récits individuels de ceux qui l’ont menée qui parlent tous comme d’une seule voix.

Les seules foules que l’on voit sont tirées des documents d’archive. Chacun des protagonistes est toujours vu seul, en plan américain ou plus rapproché, mais soutenu par le paysage dans sa présence constante. Le défi est que l’évocation est rétrospective mais que l’on suit haletant tous les épisodes au présent qui se succèdent comme une grande saga. Alors que la place du Caire attirait tous les manifestants venus d’autres villes (Suez par exemple), le mouvement du Larzac est à la fois centrifuge et centripète. Centrifuge : des manifestations de plus en plus extensives vers Millau, Rodez, Paris (que la plupart ne connaissaient pas), centrifuges aussi par l’escalade des moyens mis en œuvre : invention de plus en plus large et folle, troupeaux de brebis envahissant les villes jusqu’au campement sous la tour Eiffel au Champ-de-Mars. C’est aussi l’étonnement des paysans de se voir acclamés, soutenus, suivis partout où ils passent, constatant leur impact sur la population locale, régionale, nationale. Centripète par l’arrivée sur le plateau de hordes d’envahisseurs pacifiques et bizarres : Lanza del Vasto et sa communauté de l’Arche sur le modèle non violent des ashrams de Gandhi, anarchistes, maoïstes, écologistes politiques, etc.

Accueil par les paysans, conservateurs à l’origine, catholiques pratiquants allant à nla messe tous les dimanches, votant à droite, pensant que les étudiants, en particulier ceux de mai 68 sont des fainéants, qui découvrent des peuplades aux mœurs à l’opposé : amour libre, fumette, vie communautaire, peace and love. Il y a aussi ceux des Comités Larzac, dont certains paysans décident de s’implanter là. Les 103 paysans de départ se voient adjoindre des idéalistes, des militants, se prenant au jeu et devenant des néoruraux du Larzac, occupant les fermes vacantes, voire celle rachetées. L’extraordinaire est que ce sont toujours les paysans, qu’ils soient « indigènes » commes ils se dénomment parfois, ou venus d’ailleurs (comme Tarlier, ou Lambert fondateur de La coordination paysanne, ou José Bové) qui décident et entraînent tous ces extraterriens qui viennent en toute innocence se mettre au service d’une juste cause.

Pouvait-on parler pour le spectateur d’identification à la foule égyptienne ? il s’agissait davantage d’y être mêlés quasi corporellement. Ici, c’est une identification à chacun dans son cheminement d’ouverture d’esprit, depuis la conformité à des règles culturelles et religieuses acceptées à la découverte des autres paysans du Larzac qu’ils ignoraient généralement, aux villes, à la capitale, aux autres, à une conscience globale politique, nous dirions aujourd’hui à « l’indignation ». La confiance aussi dans ses propres ressources contre l’arbitraire, la mauvaise foi et les manœuvres de diversion. L’union dans la défense de ses valeurs et ce, jusqu’à la fin : le vote par bulletin secret est au refus massif d’une miniextension, dernière concession de l’armée acculée par l’ampleur de la lutte.
Découverte que la légalité doit s’effacer devant la légitimité. Dans la grande tradition des révoltes paysannes, les actions deviennent de plus en plus illégales. On abat les miradors postés par l’armée autour du camp, on encercle le camp par la construction ou la consolidation des fermes adjacentes, on occupe celles que l’armée a envahies ou s’est octroyées, on envahit même la gendarmerie en en défonçant la grille à coups de tracteur et on photocopie les documents, etc., jusqu’à la victoire totale lors de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand que les paysans obligent de tenir ses promesses électorales.

Reste le mystère du plasticage nocturne d’une ferme appartenant à une famille : parents + 5 enfants, qui n’était pas précisément au premier plan. On voit bien de quel côté se trouvaient les vrais terroristes qu’on n’a jamais identifiés puisque une action en justice a abouti à un non-lieu !

Autre point de vue filmique : l’histoire des Conti. Rappelons-en brièvement les circonstances : 11 mars 2009, 1120 employés de l’usine Continental de Clairoix dans l’Oise, apprennent par les medias la fermeture de leur usine de pneumatiques en 2010. Ils avaient pourtant en 2007 signé un accord revenant sur les 35 heures pour assurer l’avenir du site jusqu’en 2012. Le film montre l’alternance des mouvements de foule et des discours et comptes rendus des leaders syndicaux. Ceux-ci qui ont accepté l’accord en 2007 découvrent avec stupeur que les engagements formels ne sont pas tenus.

Un des chants est repris des Canuts lyonnais lors des manifestations : « c’est nous les Conti, on nous a mentis », ce qui est un mot d’ordre qui peut sembler faible et sur la défensive mais qui reflète bien la fin des illusions sur la parole de l’autre quand c’est un patron. Comme les lutte précédentes, on se trouve face à une confiance et une innocence trahies et une revendication de sa dignité bafouée. Les Conti se résignent à la fermeture de leur site par la Direction allemande, ils évaluent qu’ils ne peuvent l’empêcher. Du coup, en contraste avec les exigences radicales des Egyptiens tendus vers le départ du Tyran, et avec l’affrontement des paysans du Larzac avec l’armée et le Pouvoir, « les Conti » relate une négociation avec la Direction allemande et l’Etat français et les pressions que les ouvriers exercent pour recevoir salaires et indemnités afin qu’elle soit le plus favorable. Le parti du film est d’assister aux Assemblées Générales, aux réunions des responsables, à la mise en place d’un Comité de Lutte qui dépasse les oppositions intersyndicales et s’ouvre même aux non-syndiqués. On n’assiste pas aux négociations auxquelles on n’accède qu’à partir des comptes rendus des délégués aux AG.

La focalisation se fait en conséquence sur eux, en particulier le responsable CGT. L’identification se focalise sur quelques-uns dans leurs divergences, leurs doutes quant à la stratégie, leurs discours vers la direction et vers les ouvriers, et comment ils sont tenus d’obtenir d’une part le vote des ouvriers, d’autre part les concessions des interlocuteurs. L’on se sent moins comme ouvrier réceptacle de leurs discours que comme spectateur de leur capacité de mobilisation et de tactique. Là aussi, comme au Larzac, on assiste aux décisions d’interventions successives –c’est comme un jeu de stratégie-, avec l’évolution des forces en présence, à la différence que la négociation est évolutive, alors que sur la place cairote et au Larzac, les manifestants en sont restés à leur exigence première dans un affrontement frontal. Comme pour le Larzac et davantage que dans Tahrir, Ce sont quelques acteurs qui concentrent nos interrogations tant sur leur cheminement personnel que sur leurs positions successives quant à l’action à mener pour récupérer au maximum. Action exemplaire ayant obtenu quelque satisfaction mais d’autres usines qui ont connu les mêmes fermetures et se sont mobilisées pour des raisons analogues n’ont rien obtenu.

La lutte n’est pas pour tous est encore davantage centré sur une figure exemplaire qui résume la lutte collective. Il s’agit de l’occupation illégale de sis-cents familles de paysans sans terre (au sein du MVT (Mouvement des Sans-Terre). Le lieu est le Nordeste brésilien. Ils réussissent à faire prospérer une terre désertique grâce à une discipline de fer, une organisation rigoureuse que porte en particulier Naïara, adolescente volontaire et convaincue, une des responsables (avec quatre autres qui renvoient sur elle les décisions les plus difficiles). Tout se passerait bien mais le gouvernement brésilien les expulse pour faire de la culture intensive sur le terrain qu’ils ont arraché à la stérilité. Ils sont obligés d’abattre leurs maisons pour aller à Vale do Salitre, terre aride et désolée.

Recommencer à zéro, attendre une année la citerne promise pour recueillir l’eau, réinstaller l’électricité, vaincre le découragement. On est avec elle qui tente de revivifier la volonté commune à partir d’une nécessité commune. Deux attitudes : Naïara face aux problèmes qu’elle résout au nom de principes qu’elle brandit avec enthousiasme, Naïara plus intime découragée, débordée, se sacrifiant même pour la cause (elle renonce à aller étudier pour continuer à militer activement). On est saisi de son sens de la responsabilité alors qu’elle a à peine 18 ans, prête à se reprendre et dépasser ses moments de faiblesse. Là aussi, encore plus que chez les Conti, double discours, celui, public, intransigeant, discours de conviction voulant convaincre ; celui, privé, du repli sur soi, de ses hésitations, de l’accablement de la tâche entreprise. Une année pour les paysans à aller travailler pour d’autres et puis, enfin, commencer à produire pour eux : le travail est aussi dur mais ils le font pour eux-mêmes. En effet, ils finissent par être reconnus comme possesseurs de la terre qu’ils reçoivent en parcelles –et Naïara veille à la répartition- Cette jeune femme résume la lutte dans son corps, ses convictions, ses moments de vulnérabilité, son adhésion totale au projet. Son itinéraire est celui même de la révolution, dans la grande tradition de certains films de la période soviétique centrés sur des héros exemplaires avec en outre cette fougue sincère qui nous entraîne dans son mouvement. Autogestion non ferlée sur elle-même car en liaison avec le monde dans une volonté de ne pas rester dans une expérience isolée.

Le documentaire est un acte au présent. Le spectateur ressent la présence du corps, de la chair des acteurs (au sens d’agissant l’action dont on suit la progression de façon active, comme si l’énonciation se déroulait au fur et à mesure. Paradoxe pour le cinéma qui est reconstitution d’un enregistrement passé et fixé une fois pour toutes sur la pellicule ou le support vidéo. Le spectateur est spec-acteur, il est sollicité –sans doute illusoirement- comme co-agissant. Il est vrai que les Rencontres de Lussas sont dynamisantes : les échanges, la découverte de documentaristes qui, sans grand financement, arrivent à mener leur projet jusqu’à réalisation nous font sortir de la position passive habituelle et nous renforcent dans la volonté de refus, de revendication à la fois de la singularité, de la solidarité, et de la communauté d’intérêt. Surtout la renonciation à croire que rien n’est possible… La foule, comme actant unique (Tahrir), chacun comme acteur particulier d’un tout homogène (Le Larzac), quelques personnalités mises en position de porteurs particuliers des revendications (les Conti), une égérie métonymique de la lutte (le Brésil).

La caméra a épousé ces points de vue, les individus s’y révélant autant objets d’arbitraire et de répression que de leur révolte collective dont on voit qu’ils les mènent autant qu’elle les domine de son énergie et de sa détermination.

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++INFO++

Tahrir (Place de la Libération), Stefano Savona, 2011, picfilm@gmail.com

Tous au Larzac, Christian Rouaud, 2011, emmelie@advitaldistribution.com

Les Conti gonflés à bloc, Philippe Clatot, Marc Gossard, 2010, lesclatotbernard@wanadoo.fr

La lutte n’est pas pour tous, Guillaume Kozakiewiez, 2011, distribution@mille-et-une-films.fr

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