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Apparatus suite - Traversées

Dialogue avec Laetitia Legros par Maria G. Vitali-Volant

Apparatus - Machine(s), Capture d'écran, Le Château Coquelle © Laetitia Legros, 2022
Apparatus - Machine(s), Capture d’écran, Le Château Coquelle © Laetitia Legros, 2022
Le programme de résidence APPARATUS - projet de recherche et de création de Laetitia Legros, mené dans une collaboration entre Le Château Coquelle, le Musée du Dessin et de l’Estampe Originale, le Frac Grand Large - Hauts-de-France. APPARATUS interroge les médiums photographiques et de l’estampe en tant que procédés sensibles, interfaces par lesquelles s’appréhende le réel. APPARATUS s’intéresse aux appareils et dispositifs qui élaborent notre vision, s’aiguisent nos perceptions.

Voir en ligne : http://www.zan-gallery.com/index.ph...

APPARATUS se développe dans un premier temps en trois volets d’expositions à découvrir sur chacun des sites associés au projet : au Château Coquelle, « APPARATUS » du 26.09.20 au 06.03.21, au Frac Grand-Large – Hauts-de-France, « Chronique d’une collection #2 : APPARATUS », du 19.09.20 au 14.03.2021 et au Musée de Gravelines, « Machine à dessiner » du 26.09.2021, installation vidéographique de Laetitia Legros, en écho à l’exposition « Contacts photographie-gravure, jeux et enjeux de l’image reproductible au XIXe siècle », initiée par le Musée du Dessin et de l’Estampe originale de Gravelines.). L’exposition de la « machine » à Gravelines est une transition vers la phase de création de la résidence, qui prendra le temps de revenir avec une certaine distance et épisodes évolutifs sur l’exposition APPARATUS par l’exposition Traversées à la Plate - Forme de Dunkerque et d’autres manifestations. Cette année 2022, prenant une allure « caravanière »

Stanze 1

Stanze ou Stances, empruntées à la poésie courtoise de la renaissance, au poète allemand Hofmannsthal et aussi aux réflexions de Giorgio Agamben - car entre une stanza et l’autre s’ouvre le monde des songes, du rêve impossible ou presque, l’imagination travaille et la pause est dense de sens.

Nous avons trouvé qu’à partir de la résidence de l’artiste Laetitia Legros au Château Coquelle elle ait engagé un parcours en enchainant des épisodes de recherche que nous avons appelés « Stanze », des figures et des essais successifs et formellement indépendants en référence les uns aux autres pour éclairer leurs différents comportements. Ce procédé, un peu étonnant au premier abord, se fonde sur un rapport comparable aux différentes figures que forment l’objet de recherche Apparatus.

La toile narrative et créative se déroule comme un travail de tissage en assimilation d’un parcours qui s’approprie les outils de monstration, donne lieu à des temps d’exposition, des espaces où s’articule la pensée (ou les possibles, ou les images). Un parcours métaphorique, philosophique et scientifique, ironique dans la distance en utilisant des « machines » à penser, à manipuler les circuits informatiques, à utiliser les écarts d’un langage à l’autre et s’insinuant dans les espace-temps vides de la création jamais définie mais toujours en mouvement.

Voilà que les « stanze » sont alors des éléments d’une taxinomie (classification des images et des signes d’un processus herméneutique - dispositif d’analyse) respectueuse et révélatrice du sens de l’œuvre de cette artiste qui travaille en œuvre ouverte et implique des perspectives de rencontre entre mathématique et langage, placée sous le signe d’une esthétique du hasard, du jeu combinatoire et des fantasmes cinématographiques.

Stanza 1 – Poétique de l’artiste en œuvre ouverte Selon Umberto Eco l’œuvre d’art : « est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant ». Voilà le « stanze ». L’œuvre d’art et sa perfection d’organisme exactement calibré, ouverte au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. Les expositions Apparatus se conçoivent en jouant sur des dispositifs énigmatiques de dialogue entre le récepteur et les œuvres entre elles, en privilégiant les techniques, les visions d’artistes qui laissent la spéculation ouverte et ambigüe.

Stanza 2 – le baroque et l’œuvre ouverte Dans l’histoire de l’art, le courant baroque illustre la notion moderne de l’ouverture. La recherche du mouvement (Warburg) et du trompe-l’œil exclut la vision privilégiée, univoque, frontale, et incite le spectateur à se déplacer continuellement pour voir l’œuvre sous des aspects toujours différents, comme un objet en perpétuelle transformation. L’artiste Legros invite à faire œuvre surtout avec ses « machines ». La machine à dessiner est exposée au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines dans un contexte d’isolement au fond d’un couloir souterrain, un espace où se sacrifie l’objectivation de l’image à la prise de temps, dans une mise en scène mystérieuse. La machine, délicate sculpture, une architecture arachnéenne comme une ville invisible d Italo Calvino. Sculpture aérienne puissante dans sa fragilité, elle est l’antenne d’un jeu d’ordinateurs programmés par l’artiste et construit ses dessins en « machine de vision » capable de remplacer l’artiste. Créatrice d’une machine « écrivant » autonome et productrice de signes ouverts à toutes interprétations, évocatrice de mémoire et culture. La machine est un instrument du hasard, de la déstructuration formelle, de la contestation des nœuds esthétiques habituels, délicatement lyrique, produisant un désordre. Une machine à dessiner qui déconcerte, dépend de formules et circuits mathématiques qui sont à l’origine du travail de l’artiste mais qui sont cachés dans un ordinateur invisible, tel une présence chthonienne. Machine à dessiner et vraie machine littéraire aussi cinématographique car le cinéma est narration en images qui remplacent les mots comme ici l’artiste utilise l’ordinateur en caméra cachée. Une machine littéraire qui pourrait rappeler les expérimentations de l’Oulipo 2

Une interprétation du champ visuel, de la mise en scène en « visionique …La possibilité d’obtenir une vision sans regard où la caméra-vidéo est asservie à un ordinateur » 3 ce dernier assumant par la machine la capacité de la création d’images, suggestions, sens, dans l’esprit de Paul Klee mais en face d’une image virtuelle en mouvement et pas d’une peinture. Une machine baroque qui répète son scénario, ses illusions, ses « formes » spectaculaires.

Stanza 3 - Machines baroques et machine à dessiner En 1711 est créé à Londres le premier opéra seria de Haendel. Ce spectacle à machines ultrasophistiqué est conçu pour éblouir le public et l’entraîner dans une autre vision de soi et du monde. Un scénario fantastique, magique qui entraîne les corps et les esprits vers le rêve, la narration sans fin, hors norme. Au Château Coquelle l’expérimentation de la machine baroque à dessiner de l’artiste est entrée en dialogue avec son double. En diachronie, ces constructions poétiques, autonomes mais similaires, ont ajouté encore des éléments de vision, de mouvement langagier même des corps spectateurs, projetés dans des surfaces environnantes où participer à la mise en scène, au « set » d’un spectacle cinématographique. Ce dispositif est une chambre d’échos qui entame la frontière entre la représentation et le spectateur, ce qui était le but des machines baroques d’antan. La machine à dessiner de Laetitia Legros veut-elle recréer la magie d’une mise en scène qui s’apparente au cinéma ?

Ecoutons l’artiste : « L’installation pourrait se définir comme un dispositif de dessin cinématographique, une machine qui compose en temps réel une transcription dessinée de l’espace filmé. Sur un écran blanc, le tracé révèle au premier plan le mouvement circulaire d’une structure linéaire, qui génère un renouvellement mécanique de l’image ; la machine est à la fois l’outil et le sujet du dessin. En arrière-plan, se découpe l’ouverture de la pièce, l’architecture, le contexte in situ. Pris dans le processus d’élaboration d’une image-dessin, le visiteur, intercepté au croisement d’un axe de prise de vue et d’un axe de projection, s’intègre au dispositif. (n ;d ;r. Œuvre ouverte) selon différents paramètres - distance du sujet, mouvement, mais surtout luminosité et contraste – chaque composant se voit détouré, encré, piqué, capturé avec une sensibilité picturale et une vitesse variable, laissant l’image s’imprégner d’une variation constante. Lumière, corps, mouvement, lieu, et autres composants de la machine s’interfèrent en une même trame qu’ils activent point par point pour produire une succession de dessins éphémères. Dans une écriture en perpétuelle éclosion, la machine balaye l’espace et ses occupants, visiteurs devenus habitants d’un environnement soudain étranger, dans lequel chacun est amené à trouver ses repères pour appréhender cette transposition graphique. Alors que cette fabrique d’images se saisit de notre présence pour ne la retenir que quelques instants, elle interroge notre inscription dans un espace et un temps donné. Il y a là une image qui veille, et révèle son processus entre problématiques de dessin, photographie, et cinéma. » (Laetitia Legros, introduction à l’exposition du dispositif Machine à dessiner). La « Machine » s’inscrit dans un système circulaire, source de ses propres modifications, en rétroaction, notion qui est à la base du fonctionnement des circuits électroniques des ordinateurs mais aussi morphologie des machines baroques. Ce processus renferme un paradoxe important sur la complexité et l’interprétation ambiguë du dispositif de l’artiste qui joue tout le temps à proposer d’autres issues à son travail.

Poétique de l’œuvre d’art, œuvre ouverte, ironie, ambiguïté, machine baroque, jeux combinatoires, jeu de codes et circuits, cybernétique… l’artiste entame un parcours innovateur, unique et parfois énigmatique qui renvoie à Italo Calvino, qui a fait surgir de l’obscurité d’un monde intérieur complexe son œuvre littéraire et philosophique en lui donnant le nom et le sens d’« Ubagu » (Ubac)

Stanza 4. De la machine écrivant baroque de Laetitia Legros à l’ « Ubagu » de Italo Calvino. 

La machine baroque de l’artiste produit des dessins impossibles dont l’obscurité est complice. Un monde d’écriture de la lumière (photographie) dans son état de composition en décomposition ; qui agit chimiquement sur les corps. Elle est absorbée, elle se combine avec eux et leur communique de nouvelles propriétés. Ainsi elle augmente la consistance naturelle de certains de ces corps, elle les solidifie même et les rend plus ou moins insolubles suivant la durée de son action, dans un procédé héliophotographique. Une machine « écrivant » qu’on aura informée de façon adéquate à élaborer et développer ses métamorphoses voilées. Cet « opaque » calvinien :

Etat d’esprit fondamentale pour sa poétique explicité dans son œuvre La strada di San Giovanni ((Italo Calvino, récit, éd. Italienne 1971) où l’écrivain construit un paysage entre deux mondes comme Laetitia Legros en Apparatus parcours créatif – résidence - expositions. Parmi ces cheminements de l’obscurité jusqu’à la lumière stricto sensu et en pensée, Apparatus joue entre Utopie et Ironie en utilisant l’intelligence artificielle au service de la recherche dévoilée par les « Stanze ». Une machine « écrivant » qu’on aura informée de façon adéquate à élaborer et développer ses métamorphoses voilées. Cet « opaque », cette obscurité apparente mais dense de sens s’avoisine de la version de l’écrivain italien 

Puis, dans les années 1990, Calvino tire le fil rouge de sa mémoire de l’obscur jusqu’aux labyrinthes de la machine littérature, (Seuil, 1994) dans ses combinaisons cybernétiques obsédantes, bord extrême du dicible où se projette l’ombre de l’Utopie oulipienne qui a séduit l’écrivain. Sans la vision de l’ubagu la machine écrivant ne peut pas exister et cette profondeur génère des fantasmes.

Capturée dans la contemplation de l’ombre où vit la machine à dessiner l’artiste Legros créé des paysages jusqu’à une autre définition du temps réduit dans les petits formats photographiques d’une écriture sur le sable, utopie à la limite du possible mais riche de suggestions aussi esthétiques.

Stanza 5. – Traversées - Où La ligne imaginaire qui écrit et mesure la terre devient un artifice cinématographique de la machine baroque de l’artiste. L’opaque, (Ubagu = ubac) de Laetitia Legros existe comme espace de création, un réceptacle discret dans sa définition mathématique (se composant de parties séparées) forme controversée qui exprime la pensée profonde, le merveilleux du langage et la magie de la technique puis de l’œuvre ouverte. La caméra encadre un Une “chambre noire“ qui s’ouvre sur un horizon variable, une mer où voyage un paquebot qui se déplace à l’infini. Une vision brumeuse. Ecriture de la machine de vision, création de machine baroque, suggestion d’un paysage envoutant, promesse d’un voyage illusoire, dessin d’une ligne factice inventée et née d’une cosmogonie de savants. Illusion et mirage sur une carte axiomatique encore une fois fiction cinématographique en ironie ; cinéma qui ahurit les spectateurs pris dans une vertige, apparenté au train des frères Lumière.

Stanza 6 – Des machines baroques aux paysages baroques de l’artiste : désert de sable, noirceur et lumières du cosmos ou des profondeurs marines.

Photographies du désert de sable. Spectacle colonial d’une histoire qui se parle sans mots et brille sous le soleil artificiel d’un studio de tournage hollywoodien. Ce qui est le résultat de millénaires d’écrasement des roches, organismes marins, coquilles et perles se métamorphose ; devient encore une fois un spectacle baroque : un désert d’Arabie, une galaxie en expansion dans le cosmos, l’univers marin de grandes profondeurs où vivent des organismes fantasmagoriques minuscules et lumineux ; points d’un langage en morse écrit par la lumière sur papier sensible. Par ici se manifestent les liens entre l’artiste et ce paysage : construction symbolique et narration imaginaire où la figurabilité de l’histoire se mute en théâtralité de studio. Les détails de la narration : les feuilles du papier d’impression, leur opacité ou brillance, la prise de vue, la lumière et à suivre. L’esprit de l’ubagu persiste dans une fiction suggestive de sable parcouru de frissons, un désert en format réduit, qui n’arrive pas à envouter ni à faire rêver voyages exotiques outre que la perfection esthétique d’une série de petits formats qui s’exposent en succession ou assemblés en cadres carrés. Reproductions d’un lieu où on n’entend pas le souffle du vent ni le silence habité et terrifiant des abysses ou les sons mystérieux du cosmos, car tout est bloqué per l’action photographique. Une invitation à l’écho entre les dunes lilliputiennes et les gigantesques spirales des étoiles ou des trous noirs, des apparitions fantastiques témoins d’une vie inaccessible à la vision humaine mais pas aux « yeux » des machines de l’exploration océanographique. Scellé dans une attente parfaite car impossible de narration sublimée. Ici photographie et littérature, mise en scène baroque et puissance des inventions scientifiques vivent une expérience presque surréaliste, ironique dans le silence d’une action figée où la nature est fiction, suggestion et la culture prend tout son espace.

Stanza 7. Disparition d’Apparatus. Voiles et dévoilement, présences invisibles mais habitées par l’œuvre d’art in absentia.

Autre mise en scène la vidéo où l’on voile les œuvres de l’exposition Apparatus de papier, en aphonie. Où l’on brouille les pistes d’exposition avec un voile dérisoire mais opaque à façon, posé avec surenchère de gestes, de situations dans une chorégraphie qui laisse disparaitre l’objet mais où gagne l’action des corps ; leur danse qui efface le sujet de l’histoire comme dans un film à suspense et derrière un voile obscurcissant la mémoire du paysage de l’exposition Apparatus. Ce voilage est un travail minimaliste de fabrication d’images nouvelles qui couvrent et suggèrent, anti expositives mais comme les tiroirs du premier spectacle de Giulio Camillo et son Théâtre de la mémoire (1532) contiennent histoires au plaisir des spectateurs. En réalité une autre exposition construite comme un wampum, collier de talismans pour activer la mémoire dans un univers sans langage. Traversons ces « Stanze » à la Plate-Forme dans le jeu d’ombres d’un voyage sans fin : mise en scène baroque.

1 En poésie : les Stanze sont en effet un des textes poétiques les plus importants du XVI ème siècle ; elles communiquent des histoires en forme poétique et fonctionnent en machines littéraires construite mathématiquement en octaves et combinaisons de déplacement.

2 Fondé par Raymond Queneau et quelques mathématiciens, utilisant la cybernétique pour déstructurer ironiquement des créations poétiques austères.

3 Paul Virilio "La machine de vision" Galilée 1988

4 Italo Calvino "La route de San Giovanni, de l’opaque" Jean Paul Sanganaro, Seuil 1991

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++INFO++
A voir aussi https://www.lechateaucoquelle.fr/apparatus/

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