Accueil du site > Lacunes > Chroniques > A l’abîme de l’image : l’art de la BD selon Breccia

A l’abîme de l’image : l’art de la BD selon Breccia

Une expositionà la Médiathèque José Cabanis, Toulouse

Vue de l'exposition
Vue de l’exposition
Du 12 Octobre 2018 au 20 janvier 2019, dans le cadre du « Festival BD Colomiers », la Médiathèque José Cabanis de Toulouse accueille une exposition retraçant l’œuvre du dessinateur sud américain Alberto Breccia (1919-1993). La trentaine de planches originales exposées sont l’occasion de retrouver les styles variés du maître du noir&blanc, de découvrir son usage échevelé de la couleur et d’apprécier la puissance visuelle de son œuvre. L’exposition replace l’auteur dans son contexte argentin, entre exubérance créative et terreur politique, et insiste sur l’œuvre phare du dessinateur : Perramus. On y retrouve l’artiste expérimentateur et explorateur d’un médium qu’il considérait comme une forme mineure de la peinture à laquelle il n’a d’ailleurs eu de cesse de revenir.

Voir en ligne : http://www.bibliotheque.toulouse.fr...

La figure abîmée

« L’autoportrait au rasoir » qui ouvre l’exposition donne le ton : l’encre apposée par un rasoir semble scarifier, d’ailleurs moins cruellement qu’instinctivement, le visage qu’elle est en train de dessiner. Le résultat n’est pas une caricature, mais une image féroce, aiguisée et difforme, qui parait moins attachée à magnifier son modèle qu’à exacerber ses tares. C’est là une vertu du stylet de Breccia : engendrer des figures affreuses d’hommes et de femmes du commun, donner à voir une humanité outrageusement peu civilisée, presque rabelaisienne – et pouvoir ainsi écorner à l’envi sa classe dirigeante dépravée. Si les hommes du peuple sont boursouflés, les hommes de pouvoir sont ridiculisés. Et les terreurs nocturnes se lisent sur des visages tuméfiés, quand le totalitarisme court les rues sous un masque macabre. Comme si les bas-fonds remontaient à la surface, comme si l’abîme cherchait à se donner (bonne) figure et n’exhibait qu’une grimace.

Les quelques planches consacrées à des contes enfantins sont de la même veine. Pétaradantes de couleurs sucrées, les formes bigarrées, composées à partir de papiers déchirés, dessinent des personnages et des univers qui paraissent viciés de l’intérieur. Contrairement à ce que leur titre promet, ces pages ne sont pas pour les enfants. Breccia livre du conte et de son imaginaire une version perverse, et ses marionnettes désarticulées, mal finies, braillardes, évoluent dans une histoire autrement édifiante. Personne n’avait-il vu avant Breccia qu’Hansel et Gretel comme Le petit chaperon rouge sont des récits d’une terrifiante méchanceté ?

Les formes de l’abîme

« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité »1

Une grande part de l’œuvre de Breccia semble poser, dans son médium, la question de Blanchot : comment écrire le désastre, la Nuit, l’abîme ? Que ce soit en adaptant les insondables mystères de Poe, les inimaginables terreurs de Lovecraft, les visions aveugles ou les blizzards boueux d’une neige incessante, le dessinateur n’a eu de cesse de se frotter à l’informe. Aucune vrai-semblance n’est possible s’il faut entendre par là la véri-similitude chère à la représentation occidentale – car il n’y a pas d’objet à saisir par le crayon, il y a un effet à produire par le dessin. La grande image n’a pas de forme , dit le sage chinois 2.

L’intelligence de Breccia fut de comprendre qu’il ne trouverait pas de solution dans l’image classique de la BD, dans ses traditionnels moyens de déterminer des objets : le trait et les contours. Pour livrer une image de l’abîme, l’artiste se devait d’abandonner une recherche encrée de la forme pour se plonger dans un corps à corps avec la matière. D’où ses expérimentations, nombreuses, autour des papiers collés, du collage d’images de magazine, ou sur des matériaux inédits voire douteux (colle). L’image n’est plus ce qui est formé par le dessin, ce que le trait ajoure d’une surface blanche – mais ce qui ressort d’un montage précis de matières informes. Bien loin d’être un magma illisible, le résultat est cette image claire composée de matériaux hybrides agencés comme par magie. Il y a de l’alchimie dans son art, une alchimie noire, qui cherche à invoquer des puissances de l’ombre – et qui y parvient… Par delà sa technique du dessin, son art de l’image enfante des images invocatrices. On voit que la gageure s’est encore haussée d’un cran : non pas donner figure au fonds de l’abîme, mais faire émerger une non-forme pour le sans-fond de l’abîme (le grec a-bussos signifie littéralement « sans fond »).

L’abîme de l’image

Si la force de l’accrochage est bien de nous dévoiler la puissance visuelle des planches originales – on ne pourra que se morfondre, en creux, de la pauvreté de l’image de l’album de BD. C’est là peut-être la grande leçon de l’exposition : révéler le médium BD dans son essentielle faille. Car la BD est un art de masse, qui ne peut se diffuser largement qu’en opérant une réduction drastique des qualités de la planche produite par le dessinateur. Voyez cette page de l’Eternaute, issue d’une planche très travaillée de l’auteur en format A3 et qui finit imprimée sur du mauvais papier de format A5 ! L’expérience est cruelle.

Nul doute que le dessinateur le sait. Nul doute que Breccia le savait mieux que quiconque et subissait une impression bien plus médiocre que celle de notre bande dessinée actuelle. Et pourtant, il persévérait dans sa naïve exigence, offrant à l’art de la BD autant d’images sacrifiées, presque des images martyrs. L’image de BD est par nature un opérateur de désastre : elle transforme une planche léchée, parachevée, pleine de matières et de textures en une page lisse et impersonnelle écrasant les reliefs et les nuances, conservant tant bien que mal les rapports et les valeurs. L’image de BD reçue est pauvre et sans histoire, quand elle était dense et fastueuse au sortir de l’atelier. Breccia est sans doute de ceux qui ont le plus pâti de cette désolante nature bifide – et voir toutes ses planches ici présentées nous permet de mesurer l’irrémissible chute que le médium BD impose à ses images.

1 Maurice Blanchot, « Le Dehors, la Nuit », dans L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 213. 2 François Jullien, La grande image n’a pas de forme, ou du non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2009.

haut de page

Partenariat

Cliquez visitez

JPG - 14.5 ko
Valérie Belin
JPG - 16.3 ko
Barbara Navi GALERIE VALERIE DELAUNAY
JPG - 10.8 ko
D’après maquettes Manuella Editions
JPG - 7.4 ko
Myriam Mechita

www.lacritique.org - Revue de critique d'art
Plan du site | Espace privé | SPIP